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Nicolas Chapuis, un témoin de l'évolution de la société chinoise |
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· 2021-06-17 · Source: Beijing Information | |
Mots-clés: Nicolas Chapuis; Chine; société; culture |
Nicolas Chapuis (Photo fournie par l'intéressé)
Nicolas Chapuis, ambassadeur de l’Union Européenne en Chine, a été plusieurs fois diplomate dans le pays. Il maîtrise le mandarin et connaît bien la culture chinoise, de quoi lui permettre d’avoir un regard plus objectif et plus profond sur ce pays et sur les relations sino-européennes. M. Chapuis a récemment répondu aux questions de Beijing Information pour donner un éclairage diplomatique et culturel sur l’évolution de la société chinoise.
Beijing Information : C’est la sixième fois que vous travaillez en Chine depuis 1979. Vous avez été le témoin de l’évolution de la société chinoise au cours de ces quatre dernières décennies. Quels sont les progrès sociaux les plus marquants que vous avez remarqués ?
Nicolas Chapuis : La société chinoise s’est incontestablement transformée en l’espace de deux générations : elle est devenue plus urbaine, plus aisée, plus éduquée, plus ouverte sur le monde, friande de consommation et de technologie. Même dans les provinces relativement moins développées, le désenclavement a produit un enrichissement notable dans les centres urbains et l’élimination de la pauvreté extrême en zone rurale.
Ce qui m’a toutefois le plus marqué au cours des quarante dernières années est la rapidité et l’ampleur de l’ouverture intellectuelle qui a accompagné l’ouverture économique. Avec le recul, l’ « émancipation des esprits » prônée par Deng Xiaoping dans les années 1980 a été le catalyseur du changement tel que nous le voyons à présent. Le renouveau de la production intellectuelle chinoise dans tous les domaines du savoir est l’un des faits majeurs du début de ce siècle. Elle est sans doute encore insuffisamment appréciée hors de Chine, mais le fait est que la pensée chinoise moderne est en plein essor. Je pourrais citer comme exemple la remarquable anthologie publiée en février cette année en France sous la direction d’Anne Cheng, « Penser en Chine », ou encore la traduction en anglais du fameux ouvrage de l’historien Ge Zhaoguang What is China?
Je pourrais également évoquer l’essor des arts plastiques, du cinéma, du théâtre, même des séries télévisées, comme les 24 heures de Chang’an qui a marqué les esprits dans le monde sinophone en 2019 par son esthétique, son découpage et la qualité de son scénario.
Mon espoir est que cette double évolution économique et intellectuelle aboutisse à de nouveaux rapprochements entre la Chine et le reste du monde. Les Européens sont, depuis longtemps, curieux de ce qui vient de Chine, et désireux d’engager des échanges dans le domaine des idées et de la culture en général. L’économie, aussi importante et décisive soit-elle, n’est qu’un instrument du progrès ; son objet est l’émancipation du genre humain.
Nicolas Chapuis (g.) et Wang Yi (d.), conseiller d'Etat et ministre des Affaires étrangères de la Chine, en 2018 (Photo fournie par l'intéressé)
En tant que diplomate et sinologue, en quoi vos connaissances sur la Chine sont-elles des atouts dans votre travail et vous aident de mieux comprendre la conception chinoise du développement ?
Le propre de la diplomatie est de bâtir des ponts d’entendement et de créer les conditions d’échanges productifs entre les peuples. Connaître la langue et la civilisation de son pays de résidence est naturellement un atout où que cela soit dans le monde ; en Chine, la faculté pour un diplomate de dialoguer sans le filtre de la traduction et sa familiarité avec l’histoire du pays m’ont permis, au fil des années, d’aller au-delà des préjugés ou des clichés, et de plonger, toujours plus profondément, dans la complexité des enjeux auxquels la Chine fait face.
S’agissant de la notion de développement, je ne crois pas qu’il y ait une conception spécifique à la Chine. Nous partageons tous les objectifs de développement durable fixés par les Nations-Unies, l’agenda 2030. Depuis plus de 40 ans, les institutions financières internationales ont massivement investi en Chine, avec les résultats que l’on connaît. L’assistance européenne a également été considérable, notamment dans le domaine de l’éducation, du droit, et aujourd’hui de l’environnement et de la lutte contre le changement climatique.
Ce qui est propre à la Chine a été l’extraordinaire mobilisation de ses ressources humaines dans la quête d’une modernisation qui lui avait échappé au milieu du XIXème siècle. Je vous renvoie ici à l’ouvrage du britannique Jonathan Spence The Search for Modern China.
Les défis globaux – santé publique, agriculture durable, environnement, changement climatique, cyberespace – exigent de toutes les nations un effort concerté. Compte tenu de son poids dans l’économie mondiale, la Chine a une responsabilité qui va bien au-delà de son propre développement. J’espère qu’au vu de son attachement traditionnel à la relation symbiotique entre homme et nature, la Chine sera en position de contribuer de manière efficace et volontaire aux actions décidées dans les enceintes multilatérales.
Vous avez souligné l’importance de la continuité dans les recherches sinologiques et d’éviter le cloisonnement. Quels sont vos conseils pour les chercheurs chinois et occidentaux en la matière ?
Les frontières des disciplines académiques sont parfois artificielles : si elles sont nécessaires pour focaliser une recherche dans un champ qui nécessite une expertise particulière, elles n’interdisent pas cependant une approche humaniste cherchant à englober différents savoirs pour aboutir à une vision globale qui prenne en compte la complexité du réel. Dans le cas de la Chine, la division entre Chine classique et Chine moderne, qui est évidente, ne me semble pas toutefois toujours pertinente pour comprendre les lignes de force de la pensée politique chinoise.
À vos yeux, quels sont les poètes (ou écrivains) chinois les plus influents pour appréhender la mentalité des Chinois ?
Ils sont trop nombreux pour être tous cités. De manière très schématique, je pense que toute approche de la Chine nécessite de lire les philosophes (Confucius, Mencius et Laozi), les grands romans (Au Bord de l’Eau, La Chronique des Trois Royaumes, Le Rêve dans le Pavillon Rouge, La Pérégrination vers l’Ouest), et enfin les auteurs contemporains (de Lu Xun à Mo Yan, en passant par Bajin, Mao Dun, Lao She, Qian Zhongshu et Yang Jiang). Il y a aussi, depuis quarante ans, une génération d’auteurs chinois expatriés qui contribuent à la diffusion de leur culture d’origine : je pense notamment à François Cheng, Shan Sa, Dai Sijie et Gao Xingjian en France. Leur capacité de s’exprimer directement en français a réduit fortement l’écart culturel d’origine.
Vous traduisez les poèmes de Du Fu depuis longtemps. Selon vous, Du Fu peut-il aider les étrangers à mieux comprendre les Chinois ?
Il n’y a pas de porte d’entrée plus essentielle dans une culture étrangère que la poésie, en raison du travail que celle-ci opère sur la langue, la musicalité, les images et les sentiments. En Chine, Du Fu est considéré depuis la dynastie des Song le plus grand des poètes lyriques chinois, et pourtant c’est celui qui a été longtemps le moins traduit, sans doute en raison de la difficulté de ses textes. En Europe, nous avons également des figures comparables, avec des poètes comme Victor Hugo en France, Dante en Italie ou Shakespeare en Angleterre qui ont été des alchimistes de leur langue et créé des référentiels culturels qui restent aujourd’hui d’actualité. Aussi, de même qu’il est difficile de comprendre la France sans Hugo, je crois que lire Du Fu est essentiel à l’entendement de la Chine.
Le président Xi Jinping a mis en avant la confiance culturelle à plusieurs reprises. Est-elle acquise aujourd’hui ? Quel est son rôle dans le développement de la Chine ?
Tous les peuples sont attachés à leur culture, et la diversité culturelle est certainement l’un des traits les plus distinctifs du genre humain. En Europe, les cultures nationales, fondées sur la langue et l’histoire, porteuses de valeurs et d’identités, convergent en une culture européenne distincte des grands ensembles civilisationnels contemporains. En Chine, je comprends l’idée du rétablissement de la « confiance en soi » et du rôle que la culture traditionnelle chinoise joue à cet égard. L’essentiel, de mon point de vue, est la capacité de chacune des aires culturelles à communiquer et à dialoguer les unes avec les autres. Le développement résulte de cette pollinisation constante des cultures entre elles ; le renfermement sur soi est historiquement lié au déclin.
(Propos recueillis par Sun Xuan)