Comme une présence…La rigueur suave de la dilution |
La plasticienne française Charlotte Guibé propose des œuvres exigeantes qui surprennent et interrogent à la fois sur le processus de création artistique et sur la représentation de la corporalité et de la subjectivité. Une exposition qui se tient pendant le festival Croisements 2015 à découvrir en toute intimité. Jacques Fourrier Titulaire du diplôme national d'arts plastiques de l'Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris en 2007, Charlotte Guibé est depuis septembre 2009 membre de la section artistique de la Casa de Velázquez. La Chine ne lui est point étrangère puisqu'en 2005, l'obtention du prix LVMH lui permet de s'installer à Beijing pour travailler la peinture, réaliser des vidéos et exposer dans la zone « 798 » l'année suivante. Elle retiendra de ce séjour un goût pour l'interdisciplinarité et l'intégration d'éléments picturaux chinois. Charlotte Guibé se laisse entrevoir par petites touches : d'abord à la galerie d'art Jiali de Daphné Mallet, dans un espace accueillant caché dans un de ces hutong (ces ruelles traditionnelles mandchoues) calmes et paisibles, où elle présente ses œuvres les plus récentes, mais aussi à l'espace Meridian, derrière le Musée des beaux-arts de Beijing, dans une ancienne friche industrielle de brique et de métal reconvertie en espace culturel, avec la série des « Dîners ». Elle se laisse aussi entrevoir à la manière de ses créations, avec ces visages qui apparaissent et disparaissent, qui surgissent de nulle part, que l'on croit reconnaître et qui ne sont sans doute qu'une ruse de l'imagination.
Accidents et ratages
Charlotte Guibé – Masque masculin – Acrylique sur toile (2015) Charlotte Guibé inscrit son travail dans une praxis, un acte créateur unique qu'elle répète faute de mots pour que l'œuvre, une fois achevée, ait une existence indépendamment de la main qui l'a créée. « Elle ne sait pas parler de ce qu'elle fait. Peindre semble être pour elle "faire" plutôt que parler », dit d'elle le romancier rwandais Gilbert Gatoré, et de s'interroger : « A l'heure où tout doit être soluble dans le système numérique, c'est-à-dire immatériel et instantané, comment accepte-t-elle d'être peintre ? Comment supporte-t-elle l'imperfection des couleurs, l'imprécision du pinceau, la longueur des temps de séchage, l'encombrement des toiles ? » Devant les mots zélés, chose futile, la plasticienne oppose accidents et ratages pour évoquer les contingences de son art. La présence du visage s'inscrit en filigrane sur la toile dans une cacophonie de couleurs et un brouhaha de formes et l'on se surprend à s'interroger devant le doute qui nous saisit. Est-ce l'immanence de ces visages et de ces corps diaphanes ou le tourbillon insaisissable des formes et des couleurs ? Evoquer simplement le contraste serait se méprendre et vouloir prêter à l'artiste et son œuvre une intention. Nous y voyons au contraire une absence d'intentionnalité et ces visages, ces corps sont accessoires comme s'ils avaient surgi presque par hasard. Comme si…Comme une présence…Commune présence.
Une subjectivité diluée La réflexion se poursuit en quittant la galerie Jiali pour se rendre plus au sud, à l'espace Meridian, qui abrite certaines œuvres de la série des « Dîners ». De l'épure chaotique que Charlotte Guibé nous offre dans ses créations récentes, nous passons à une représentation de la dilution, voire de la décomposition, de la subjectivité et des corps. Les « Dîners », ce sont des personnages qui mangent et boivent, discutent ou pensent, absorbés dans une activité qui les place dans l'intemporalité. Tel le flux héraclitéen qui aura permis « d'avoir rendu agile et recevable ma dislocation » (René Char, Fureur et mystère), une activité des plus anodines et sans cesse répétée opère une transformation silencieuse, la conscience de soi se fondant, se diluant comme pour se disloquer, avec l'environnement immédiat.
Charlotte Guibé – Souper – Acrylique sur toile (2011) Ataraxie ou schizophrénie ? Les « Dîners » nous ramènent aux lectures de notre adolescence et à Maupassant. Comment ne pas y voir le Horla, cette présence qui boit, qui absorbe la vie ? Comment ne pas y voir aussi ce personnage en quête d'éternité dans la nouvelle Le Masque, dont le fil de la vie lui échappe soudain ? La subjectivité se dilue et vient modifier notre perception des phénomènes. Les « Dîners » nous ramènent constamment à cette frontière poreuse qui sépare l'ébriété de l'ivresse, la satiété de l'indigestion, quand la conscience de soi s'échappe soudain pour laisser parler le corps et altérer les sensations. « La pratique de la peinture est pour moi un matériau idéal pour tenter de voir au-delà des apparences, c'est une matière première et révélatrice, un corps lucide qui m'accompagne, qui me permet de remettre en question la réalité et son éclairage ; c'est-à-dire que l'action de peindre est pour moi une manière de comprendre et de transmettre ; c'est le moyen pour moi le plus approprié pour dialoguer et regarder le monde », explique Charlotte Guibé. La prose aux accents sartriens de la romancière française Belinda Cannone accompagne le visiteur dans ce tourbillon phénoménologique. Sur les thèmes de la conscience et de la contingence, les personnages du café Mably ne sont pas loin dans ces « Dîners », la nausée, aussi. Comme une présence...Du 9 mai au 6 juin à la galerie Jiali et du 8 au 29 mai à l'espace Meridian, à Beijing
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