« Télofossiles », une eschatologie postmoderne |
Le programme du festival Croisements 2015 ne cesse de surprendre par sa richesse et sa diversité. L'exposition « Télofossiles », élaborée par Grégory Chatonsky, en est l'illustration parfaite : les installations invitent le visiteur à faire l'expérience d'une archéologie du futur. Jacques Fourrier L'exposition « Télofossiles » a été inaugurée le 25 avril au centre Unicorn dans le village des artistes de Caochangdi, à l'est de Beijing. Engoncé dans un de ces innombrables quartiers de la banlieue pékinoise coincés entre des périphériques et des échangeurs autoroutiers, le village des artistes de Caochangdi est un havre de paix et de silence consacré à l'art contemporain. On y retrouve un peu l'esprit qui prévalait dans la zone d'art 798, à quelques encablures de là, avant que boutiques d'accessoires et cafés branchés ne viennent s'y installer. L'exposition « Télofossiles » se mérite, car le visiteur est invité à effectuer un parcours initiatique : quittant le brouhaha et l'agitation du monde des vivants, il entre dans une dystopie, une création post-apocalyptique où l'être humain a disparu. Seules restent des traces de sa présence, une mémoire, comme autant d'« archives » minérales et numériques. Une archéologie du futur ? L'œuvre de Grégory Chatonsky propose une mise en abîme dans sa réflexion sur les rapports que l'homme entretient avec son environnement technologique. Quelle seront les traces que l'homme laissera quand il aura disparu de la surface de la Terre ? Que restera-t-il de sa subjectivité désincarnée, « disloquée » qui est contenue dans les matériaux numériques ? Pour répondre à ces questions, Grégory Chatonsky, en collaboration avec la sculptrice Dominique Sirois et Christophe Charles, qui a réalisé les installations sonores, proposent une archéologie du futur. On ne peut évoquer l'archéologie et l'archive, la première consistant à décrire et analyser la seconde, sans faire référence au philosophe français Michel Foucault. L'archive est un monument, au sens foucaldien, qui nous vient tout droit du passé et nous renseigne sur les modalités d'un discours objectivé.
« Télofossiles » : installation sculpturale monumentale Les créations monumentales en polystyrène, bois, ciment et peinture de Dominique Sirois, laissent apparaître les traces fossilisées d'un clavier informatique ou d'une unité centrale sur ce qui ressemble à de la roche basaltique. Elles nous propulsent dans un futur où le minéral, le silence et le flux cosmique ont retrouvé leur place originelle. Le paradoxe est saisissant : les fossiles qui s'offrent au visiteur ne sont là pour personne, ils sont juste là, dans leur immanence. Pas d'archéologie, puisqu'il n'y aura pas d'archéologue pour faire parler ces fossiles. Pas de futur non plus, car la disparition de l'espèce humaine aura aboli le temps. On retrouve ici un thème foncièrement nietzschéen chez Gregory Chatonsky, à savoir que le monde n'est pas là pour l'homme, et si le créateur se défend de tout nihilisme, il préconise néanmoins « d'accepter la disparition de l'espèce humaine comme quelque chose qui n'est pas la disparition absolue ». Pour répondre à la seconde question, celle des subjectivités disloquées, les installations sonores et visuelles évoquent le genre narratif qui pullule dans les réseaux sociaux : des voix synthétiques recouvrent de leur globish une structure narrative erratique, une scénographie mêlant confessions intimes et prises de position revendicatives et un montage d'images et de photos qui pourraient provenir de youTube ou de Flickr. L'individu cède la place à une matérialité discursive et à des machines, derniers témoins en voie de fossilisation du passage de l'humanité sur Terre.
« Leurs voix » : installation sonore Eloge de la destruction L'installation de Grégory Chatonsky oblige le visiteur à se départir de ses repères habituels et de ses certitudes pour le mettre face à la sècheresse d'un monde où les machines avec lesquelles il a fusionné ne sont plus qu'une couche fossilisée dans la roche. Avec l'avènement de cette nouvelle période que d'aucuns nomment l'anthropocène, initiée par la Révolution industrielle au XIXème siècle et qui trouve son aboutissement dans la production de masses et de son corollaire, l'obsolescence programmée, l'être humain s'approprie des objets qui sont condamnés à la destruction. Qu'il s'agisse d'un objet anodin comme le sac plastique ou d'un objet investi d'une fonction symbolique comme le téléphone portable, tous se retrouveront dans la lithosphère. « Ce que je voulais, je ne le veux plus. Ces objets, qui ont été la source de notre désir, on les jette…Que sont-ils en train de devenir ? Ils rentrent sous terre, ils sont ensevelis, ils deviennent des minéraux, des fossiles, ils deviennent donc notre trace, l'avenir de notre absence ». La destruction devient ce qui restera de l'homme une fois que l'homme aura disparu, ce qui le sauvera sans doute de cette malédiction ontologique qui le situe toujours entre deux infinis et le transportera dans ce néant qui est la vraie condition de sa liberté. Un processus de destruction créatrice Gregory Chatonsky va cependant plus loin que la destruction puisque la fossilisation est le résultat d'une transformation silencieuse faite de fragmentation et de dislocation. Il prend l'exemple des corps calcinés de Pompéi, qui ne sont en fait que des moulages, et que l'on peut rapprocher des traces fossilisées des créations de Dominique Sirois en faisant appel à la notion de relief. Il ne reste rien, mais il reste quelque chose, un relief que le temps aurait façonné et sculpté avec le marteau, pas le marteau du destructeur, mais le marteau du créateur. Ainsi « Télofossiles » est une allégorie de la destruction créatrice qui va au-delà de la dialectique, puisqu'il n'y a pas de troisième terme, de aufhebung, qui se matérialiserait pour donner un sens à l'action humaine. La condition de l'être disloqué dévoilée Les attentats du 11 Septembre ont été symboliques à plus d'un titre, et Gregory Chatonsky retient que dans ce drame, « le personnage principal, c'est le bâtiment architectural lui-même ». Dans la narration eschatologique que l'artiste propose, l'humain n'est plus le personnage principal. A la manière des peintures cubistes ou plus anciennement, des représentations des divinités aztèques, « Télofossiles » reflète la condition d'un être disloqué dans un monde disloqué. La certitude tranquille et tranquillisante que procure la technologie créé un écran opacifiant, masquant cette dislocation. De l'être ou de la technologie, lequel des deux s'approprie l'autre ? « Quel est le sentiment qui nous saisit quand notre ordinateur ne marche plus ? Un mélange de désespoir, de frustrations… ». Un disque dur endommagé, et ce sont des milliers de témoignages numériques d'une existence qui disparaissent. On pourrait placer cette exposition sous le signe de l'oxymore avec ses flux immobiles, ses silences assourdissants et sa tranquillité inquiétante qui propulsent d'emblée le visiteur dans les tréfonds d'un inconscient qui ne demande qu'à surgir. C'est à cet inconscient structuré comme un langage que « Télofossiles » s'adresse directement. « Télofossiles » sera présenté jusqu'au 18 mai au centre Unicorn de Caochangdi à Beijing, puis du 25 mai au 26 juin au Musée provincial du Hubei à Wuhan.
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