Genèse de la sinologie professionnelle au Collège de France
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Jean-Pierre Abel-Rémusat | D'après Anne Cheng, la France peut s'enorgueillir d'être la première nation européenne à ériger les études sinologiques en domaine scientifique à part entière. En 1814, le Collège royal, ancêtre du Collège de France, a créé la première chaire pour le chinois en Europe, chaire de langue et littérature chinoises et tartare-manchoues, attribuée à Jean-Pierre Abel-Rémusat. Et peu de temps après, a été fondée la Société Asiatique qui édite encore aujourd'hui le Journal Asiatique. « C'est en cela donc que la France a devancé largement les autres pays européens. Par exemple, en Allemagne, c'est seulement un siècle plus tard (au début du 20e siècle), qu'a été créée la première chaire universitaire de chinois », a déclaré la Française avec fierté.
La création en 1814 d'une chaire spécialisée sur la Chine illustre bien la volonté du Collège de France d'être à la pointe d'un domaine qui n'avait encore jamais fait l'objet en Europe d'un enseignement savant et de haut niveau. « La Chine a été exclue de la philosophie universitaire, qui se redéfinie au 19e siècle comme exclusivement européenne. Mais en même temps, c'est justement le grand paradoxe, la Chine devient l'objet d'études d'une nouvelle discipline universitaire », a-t-elle ajouté.
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Henri Maspero | Dans la première moitié du 20e siècle, la sinologie occidentale est véritablement menée par la sinologie française, et plus particulièrement, par ce qu'on appelait la Trinité de Paris, formée par les trois élèves d'Edouard Chavannes. Le premier était Paul Pelliot, qui a laissé un souvenir assez douloureux en Chine, puisque les Chinois considèrent qu'il s'est emparé d'un certain nombre de manuscrits dans les grottes de Dunhuang, dans des conditions peu claires. Mais Pelliot a quand même eu le mérite de commencer à déchiffrer ces manuscrits. Le deuxième était Henri Maspero, qui a beaucoup travaillé sur le taoïsme, et qui, parce qu'il était d'origine juive, est mort dans un camp de concentration en 1945, à Buchenwald, en Allemagne. Le troisième était Marcel Granet, qui est venu aux études chinoises par la sociologie, en appliquant les méthodes d'Emile Durkheim et de Marcel Mauss, deux grands sociologues français. « C'est amusant de constater que dans une grande université américaine comme Harvard, jusque dans les années 1950, il fallait apprendre le français pour pouvoir étudier le chinois, parce que les études orientales étaient considérées comme faisant partie de la culture française », s'amuse Anne Cheng.
Emergence de la sinologie américaine
Les premiers grands sinologues américains de l'après guerre sont des sinologues qui ont participé à la guerre d'Asie pacifique, à partir de l'attaque de Pearl Harborpar les Japonais. Certains d'entre eux sont même d'anciens militaires. Ils ont aussi travaillé pour le renseignement, du fait de leur connaissance du chinois et du japonais. A partir de ce moment-là, ces sinologues américains introduisent des méthodes radicalement nouvelles dans les études chinoises. D'ailleurs pour eux, la Chine n'est plus cette espèce d'Orient lointain, telle qu'elle l'était aux yeux de l'Europe depuis le 17e siècle.
« La Chine, c'est d'abord bien-sûr l'adversaire qu'on observe du bout des jumelles dans un contexte de Guerre froide, jusque dans les années 1970. Mais depuis l'établissement de ses relations diplomatiques avec les Etats-Unis, la Chine devient un partenaire de la première superpuissance du monde. Une perception complètement différente appelle donc une nouvelle méthode d'approche dans les études chinoises. Les Etats-Unis introduisent le concept Area Studies, qui appliquent des approches globales, des cultures, des grandes civilisations du monde, avec un recours systématique à des disciplines des sciences sociales. Autrement dit, pour un étudiant en études chinoises par exemple, il lui faut avoir étudié la langue chinoise, tout en se formant à l'histoire, à l'anthropologie, à la sociologie, c'est à dire à une approche méthodologique appliquée au domaine chinois. Actuellement, dans le monde entier, cette méthode d'approche est appliquée partout dans les cursus universitaires. En France, la grande majorité des étudiants en chinois suivent un double cursus, parallèlement en chinois et en sciences humaines », a souligné la spécialiste de la Chine.
Dans l'après-guerre, la nécessité d'une sinologie participative s'impose, incluant désormais les chercheurs chinois comme des partenaires, au lieu de traiter la Chine comme un objet d'études muséifié. Ainsi, les séjours d'études devaient se multiplier. « Là aussi, les Américains ont été des pionniers puisque très tôt, ils ont établi des échanges avec Taiwan, seul endroit chinois où ils pouvaient aller jusque dans les années 1970. C'est ainsi que les Américains ont pris sur la France une longueur d'avance. Pendant que les universités américaines révolutionnent les études chinoises, la situation de la Chine devenue communiste à partir de 1949 suscite des intérêts et des objets d'études nouveaux. Les décennies de la Guerre froide connaissent un développement exponentiel des études sur la Chine moderne et contemporaine », a expliqué Anne Cheng.
Sinologie française contemporaine
Depuis les années 1950, les études chinoises en France sont passées du statut de discipline ésotérique et confidentielle pratiquée par quelques érudits, au statut de discipline universitaire attirant des milliers d'étudiants. Actuellement, on compte plus de dix mille élèves dans l'enseignement secondaire en chinois, un chiffre qui n'arrête pas de croître. Au moins une quinzaine d'universités proposent le chinois jusqu'au niveau licence, sans compter toutes les grandes écoles, les écoles d'ingénieurs, les écoles de commerce, qui ouvrent tous des cours de langue. « La sinologie française compte actuellement la plupart des meilleurs spécialistes de la Chine contemporaine, sous tous ces aspects, que ce soit politique, social, géographique, économique, juridique, religieux, écologique, etc.. », a affirmé Anne Cheng.
En France, la spécialisation grandissante des études chinoises entraîne une subdivision de plus en plus fine des domaines de recherche. « Nous sommes actuellement dans une situation où chaque chercheur creuse un centimètre carré de terrain de manière très pointue mais très approfondie. Donc il devient impossible de parler des travaux de tous les chercheurs de manière individuelle », a-t-elle continué.
Selon Anne Cheng, la France possède maintenant une communauté de sinologues très importante, autant en nombre qu'en qualité, dont la majorité est concentrée à Paris, du fait de la forte concentration des institutions françaises. Parmi les principaux établissements d'enseignement qui se trouvent dans la capitale française, on compte l'Ecole pratique des Hautes études, l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), le Collège de France, et le Centre national de la Recherche scientifique (CNRS), etc. A cela s'ajoutent plusieurs instituts français disséminés en Asie, à savoir l'Ecole française d'extrême Orient (Pékin et Taipei), le Centre d'études français sur la Chine contemporaine (Hongkong), ainsi que la Maison franco-japonaise (Tokyo).
A présent que la Chine continentale est entrée de plein pieds dans l'ère de la mondialisation, elle est reliée aux Etats-Unis par une autoroute de l'information qui laisse l'Europe, particulièrement la France, un petit peu sur le bas-côté. L'anglais, ou plutôt le globish, est indéniablement devenue la langue de communication de la sinologie internationale. De plus, le développement des études contemporaines va à toute vitesse au détriment du progrès des études classiques. « Ma mission plus particulière au Collège de France est de défendre la sinologie classique, avec l'introduction des méthodes d'approche inspirées des sciences sociales », a-t-elle insisté.
« De toute façon, la sinologie française ne doit pas oublier ni d'où elle vient ni ce qui a toujours fait son excellence », a conclu Anne Cheng.
Beijing Information
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