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Publié le 04/03/2011
Alain Thote : Artistes et artisans à la fin de l'âge du Bronze

Un art dédié aux rites

En fait, l'art de la Chine ancienne, jusqu'au tournant du 4e siècle avant notre ère, est essentiellement religieux et dominé par la production des bronzes rituels, dont le style exerce une influence décisive sur l'ensemble de la création. Les meilleurs artisans travaillent pour l'élite aristocratique et produisent leurs oeuvres en série.

Shengding (tripode) de Xichuan Xiasi

Par exemple, un tripode découvert à Xichuan Xiasi, dans une tombe d'un premier ministre du Royaume de Chu entre 558 et 552 av. J.-C., est destiné à honorer les ancêtres du commanditaire. C'est un exemple typique de l'art officiel du Royaume de Chu, avec une panse resserrée, des appendices en forme de dragons pleins de vie, en dépit du rendu abstrait donné à ces animaux.

La fonction rituelle de ce tripode s'exprime dans une inscription dédicatoire constituée de plus de 90 caractères, fondue en même temps que le vase. La beauté de ces caractères révèle la perfection à laquelle étaient parvenus les artisans, qui se sont efforcés de reproduire les traits du pinceau avec des pleins et des déliés. Dans cette inscription, le propriétaire déclare qu'il a fait fondre ce vase pour honorer ses ancêtres, et en particuliers son père défunt, montrant ainsi sa piété filiale. Il fait l'éloge de sa propre vertu et déclare que sa conduite est sans défaut. A la fin de l'inscription, il souhaite que ses fils et ses petits fils lui rendent à leur tour un culte après sa mort.

Inscription du tripode

Ce vase n'est pas un cas isolé, car il existe six autres tripodes de même forme et de même décor, mais se différenciant légèrement par la taille. Par leur poids, leur volume et leur décor raffiné, ils manifestent le pouvoir considérable dont jouissait l'homme qui les a fait fondre.

« La production des bronzes rituels apparaît comme le résultat d'un travail collectif, où chaque personne est impliquée à un moment donné du processus. De plus, les ateliers produisent toujours des oeuvres en série. Nous comprenons dès lors pourquoi cet art est resté anonyme : il ne pouvait être le fait d'individu travaillant de manière indépendante et isolée. Cela explique aussi que l'évolution de cet art a été très lente, et que l'on y distingue très peu de créations particulières », indique le sinologue.

D'après Alain Thote, jusqu'au 5e siècle av. J.-C., la production des bronzes rituels est resté le mode dominant de l'expression artistique. Ainsi, sur le cercueil d'une princesse du Royaume de Huang qui vivait autour du 7e siècle av. J.-C., le décor à la laque en noir et rouge relève du même répertoire que le décor des bronzes contemporains déposés dans la même tombe. En fait, les artistes et les artisans qui l'ont peint ont imité les motifs des bronzes sans tirer aucun profit de la propriété fondamentale de la laque, la fluidité, qui aurait permis de réaliser un décor de toute autre nature.

 

La tombe du Marquis Yi de Zeng, une période de transition

Au cours de l'évolution sociale et religieuse entre le 5e et le 4e siècle av. J.-C., certains facteurs ont radicalement changé la nature de l'art et son fonctionnement. Cette évolution est d'abord sensible dans la production même des bronzes rituels. Vers 450 av. J.-C., un siècle après la fonte des sept tripodes de Xichuan Xiasi, le marquis Yi de Zeng fit fondre neuf vases du même type. « Nous voyons tout de suite des différences. La forme est simplifiée, le décor est beaucoup moins riche, et l'inscription, beaucoup plus courte, ne comporte que quelques caractères qui indiquent que les vases ont été faits pour l'usage éternel de Zeng Hou Yi. Ce constat vaut pour l'ensemble des bronzes rituels de toutes les principautés de l'époque », dit Alain Thote.

Dans une autre tombe de Chu qui date du milieu du 4e siècle avant notre ère, on trouve des vases fondus très sommairement et cette fois sans aucune inscription. Leur décor est très simple, à peine esquissé. « En fait, ce n'est que l'ombre des vases qui étaient fondus deux ou trois siècles auparavant. On peut en conclure qu'une perte d'intérêt pour l'art rituel commence à se manifester à partir de cette époque-là », explique le sinologue.

La diminution de l'influence de la religion, fondée sur le culte des ancêtres pratiqué à époque des Shang et au début des Zhou occidentaux, est à mettre sur le compte de l'évolution de la société, caractérisée par le renouvellement complet des élites au 4e siècle avant notre ère, et la formation de grands Etats à la place des petites principautés. Par la suite, la mise en place de grands Etats qui marque la fin du système féodal va donner naissance à un Empire unifié par le premier Empereur chinois, à la fin du 3e siècle avant notre ère.

Carillon de la tombe du marquis Yi de Zeng

Dans cette perspective, la tombe du marquis Yi de Zeng appartient à une phase de transition, où la religion traditionnelle des élites conserve encore toute son importance, mais où les croyances dans l'au-delà changent, et où commencent à se manifester des soucis plus matériels, voire matérialistes. En fait, dans le domaine de l'art religieux, le carillon découvert dans cette tombe représente un sommet inégalé au 5e siècle avant notre ère, car l'ensemble de 65 cloches et leurs supports sont des chefs-d'œuvre à l'époque, et encore aujourd'hui. Couvrant cinq octaves, ces cloches sonnent harmonieusement. Peu de temps après leur fabrication, pour une raison inconnue mais qui tient à la difficulté de maintenir la très haute technicité de ces instruments musicaux, les métallurgistes ne furent plus capables de les fabriquer. « Donc on a perdu la technique, et en fait, les ateliers du bronze vont se reconvertir pour fabriquer cette fois-ci des objets sophistiqués destinés aux mobiliers profanes et à l'art profane », dit-il.

Le Marquis Yi de Zeng était inhumé dans deux cercueils emboîtés, dont la décoration, très différente l'une de l'autre, est emblématique de cette période de transition. Les parois du petit cercueil révèlent un programme iconographique complexe peint en laque rouge, jaune et noire, qui ne fait aucun emprunt au décor des bronzes. Le laque commence en effet à devenir un médium indépendant.

Petit cercueil du marquis Yi de Zeng. Il représente sur les longs côtés des portes, et sur le petit, une fenêtre. Sur le reste, sont représentés des personnages de l'au-delà, supposés protéger le défunt.

Le grand cercueil, en revanche, a été fait avec un décor complètement traditionnel. Ses motifs principaux sont des copies, assez mal exécutées, d'entrelacs caractéristiques du décor des bronzes aux 8e-7e siècle av. J.-C., mais n'étaient pourtant plus du tout en usage au 5e s. av. J.-C. « On a conservé, pour la fabrication du grand cercueil, une tradition maintenue depuis 700 ans avant notre ère, une tradition dans laquelle c'est l'art des bronzes rituels qui jouent un rôle dominant ; mais pour le petit cercueil, on a innové. Cette image du double cercueil marque un moment particulier de l'histoire de l'art chinois, où se manifestent de nouvelles tendances, de nouvelles sources d'inspiration », souligne Alain Thote.

Grand cercueil du marquis Yi de Zeng

Mais pourquoi un tel changement ? Selon lui, l'art de nature religieuse jusqu'au 5e siècle avant notre ère a conditionné les sources d'inspirations des artistes, les empêchant de s'aventurer vers d'autre pistes de création. Les modèles sur lesquels se sont fondées leurs oeuvres ont été relativement limités en nombre. En constatant l'influence de l'art religieux des élites, on peut supposer que tous les ateliers étaient placés sous l'autorité de l'administration royale ou princière, et qu'en conséquence leurs productions respectives étaient étroitement liées.

« Si l'on compare les ateliers du laque avec ceux du bronze, on peut considérer que les premiers pouvaient fonctionner à plus petite échelle. Cependant, ni les uns ni les autres n'étaient indépendants. Jusqu'au 5e siècle av. J.-C., la production des laques ressemble à tout point à celle des bronzes. On y retrouve exactement les mêmes motifs. Il y a quelques petites innovations mais ces innovations sont relativement faibles alors qu'elles vont être très importantes un siècle plus tard. De plus, l'œuvre, au lieu d'être unique, est multiple et reproduite en série. Et on aurait pu penser qu'elle se serait bien prêtée à une diffusion dans le cadre d'un marché avec une clientèle large. Mais si un marché a existé, il est resté embryonnaire et sous le contrôle des administrations princières. Jusqu'à présent, on n'en a pas véritablement de preuves », continue-il.

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