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Publié le 04/03/2011
Alain Thote : Artistes et artisans à la fin de l'âge du Bronze

Yang Jiaqing

La Chine pré-impériale ne distinguait pas les artistes des artisans : ils produisaient tous leurs œuvres en série. Les sources écrites ne nous livrent aucune information sur leur statut social, leur nom, les ateliers, ou encore l'existence d'un marché. Leur production longtemps d'essence religieuse était placée sous le contrôle de l'administration pour le bénéfice des princes. Au IVe siècle avant notre ère, la nature même de la création se transforma radicalement. Pour la première fois en Chine, les artistes se distinguèrent des artisans, bénéficiant d'un statut qui leur permit de créer avec une certaine liberté.

Sinologue de renom et historien de l'art, M. Alain Thote est directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études (EPHE). Il a rejoint en 2010 l'équipe de l'Ecole Française d'Extrême Orient de Beijing (EFEO) afin de mener des recherches sur le terrain. Auteur de très nombreux ouvrages, le spécialiste de la Chine a récemment collaboré à la réédition de la version française de L'art de la guerre de Sunzi, qui vient de paraître aux Editions du nouveau monde, et dont il a choisi de commenter les illustrations. Il dirige également la mission archéologique Royaume de Chu dans la province du Henan, en Chine centrale.

Lors d'une conférence récemment tenue au Centre culturel français de Pékin, Alain Thote a abordé une période cruciale de l'histoire de l'art chinois, mais qui reste mal connue, le 4e siècle avant J.-C. Avec des sources exclusivement archéologiques, le sinologue français a souhaité restituer le contexte de création artistique à la fin de l'âge du Bronze, afin de faire la lumière sur le travail des artistes et des artisans, ainsi que leur contribution dans l'histoire d'art chinois.

 

Anonymat des artistes et artisans

Selon Alain Thote, jusqu'aux Hans, l'art chinois reste complètement anonyme. Les noms livrés par les inscriptions des bronzes sont ceux des commanditaires ou des personnes défuntes pour qui ces bronzes ont été fondus. « Par exemple, la tombe d'un prince très puissant qui vivait au milieu du 5e s. av. J.-C., le marquis Yi de Zeng, 曾侯乙, renfermait plus de deux cents bronzes portant son nom. En revanche, nous ne savons pas qui a produit l'intégralité des oeuvres enterrées dans cette sépulture », affirme-t-il.

Deux bronzes découverts dans la tombe du marquis Yi de Zeng. Tous deux portent une même inscription

En aucun cas, l'antiquité chinoise ne peut se comparer avec la Grèce et ses nombreux artistes, tels Phidias ou Euphronios, dont les noms sont mentionnés dans des textes anciens ou par une signature. On peut même reconstituer l'évolution artistique d'un sculpteur du 4e s. av. J.-C., comme Praxitèle. Les peintres et les potiers ont souvent signé leurs oeuvres, ce qui permettait aux clients de les identifier, dans un climat de très vive compétition autant entre les ateliers qu'entre les artistes. Dans le cas de la Chine, rien ne nous autorise à penser que les ateliers travaillaient pour une large clientèle.

En fait, dans le cas de la Chine antique, aucun individu ne s'y est fait connaître comme artiste. Seules les oeuvres sont capables de nous renseigner sur les auteurs. Mais même dans ce contexte, il est souvent difficile de définir la personnalité d'un artiste à travers ses oeuvres. Dans le meilleur des cas, on peut seulement dire que tel bronze est de Jin, tel laque de Chu, tel jade de Qin. Alors que on a recensé en Grèce, jusqu'à ce jour, 75 artistes ayant peint des vases. « Curieusement, dans la Chine ancienne, où l'on a un grand nombre de textes, des archives d'ordre historique, ou des textes de penseurs, aucune information ne fait référence aux artistes ou aux artisans. Donc le seul moyen, c'est de regarder leurs oeuvres, de les interpréter, et de voir comment elles ont été fabriquées », explique Alain Thote.

 

Evolution de la figure humaine

Selon le sinologue, la période s'étendant du 9e au 3e s. av. J.-C. a connu de très importants changements dans le domaine de l'art. Durant cinq siècles et demi, les artistes ne sont pas distingués des artisans. Mais c'est au 4e siècle avant notre ère que se cristallisèrent les plus grands changements, accompagnant l'évolution des sociétés de l'est chinois.

Sous les Shang (16e-11e siècle av. J.-C.) et les Zhou Occidentaux (11e siècle-770 av. J.-C.), on ne représente quasiment pas l'être humain. Dans le domaine du bronze, on ne trouve que des hommes agenouillés, nus, parfois mutilés, exerçant un grand effort physique pour soulever un objet, comment le montrent les deux boîtes en bronze qui proviennent du cimetière des princes de Jin dans la province du Shanxi (850-800 av. J.-C.). Alain Thote avance donc une hypothèse : peut-être existait-il une prescription d'ordre religieux qui interdisait de représenter des personnages de la société, des membres de l'élite, ou bien, dans cet art religieux, l'homme n'avait-il pas sa place.

Guerrier de la tombe du marquis Yi de Zeng, support de carillon

Le carillon exhumé de la tombe du marquis Yi de Zeng, fabriqué environ quatre siècles après les deux boîtes en bronze, marque une certaine amélioration du statut de l'homme dans l'art chinois. Le support de ce grand instrument de musique est composé des six personnages qui représentent des gardes dans un palais. Leur longue robe comme l'épée qu'ils portent sur le côté indiquent leur rang au sein d'une maison noble. « Ils sont habillés cette fois-ci, mais en même temps, ils soulèvent les madriers auxquels sont suspendus les cloches du carillon. Si on compare cette oeuvre à la précédente, on peut comprendre que l'artiste a voulu souligner la beauté du soldat », dit le spécialiste français.

Guerriers de la fosse annexe de la tombe de Qin Shihuangdi

La dynastie des Qin (221-207 av. J.-C.) se caractérise par la première apparition massive de représentations humaines. L'homme y apparaît désormais en tant qu'individu, occupant une place privilégiée. Une armée entière en terre cuite, comprenant plus de 6 000 guerriers, officiers et généraux, a été découverte près du mausolée du Premier Empereur. Ce sont des statues qui sont sculptées à taille humaine, entre 1m 80 et 2 m de haut. Et chaque visage est différent, contrairement aux deux œuvres précédentes qui représentent des personnes différentes avec des traits stéréotypés. « Au cours de ces cinq siècles, un changement considérable s'est produit dans le domaine de l'art, en parallèle avec l'évolution de la société entière, qui est d'abord divisée et morcelée en petite principautés, avant d'être restructurée à la fin du 3e siècle avant notre ère sous un ensemble de lois de l'Empire, et à une tout autre échelle », poursuit-il.

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