Le crucifix, le lotus, l'époussette et le jade |
Yang Jiaqing Vers la fin de 2006, L'Express, revue hebdomadaire française, a publié un reportage intitulé Chine : les chrétiens s'éveillent, qui ne tardait pas à attirer l'attention des spécialistes. Sur un ton d'objectivité superficielle, le texte ne sert, dans le fond, qu'à prôner la supériorité de l'Occident : le christianisme est une arme de combat pour la démocratie, et « seuls le Dieu chrétien universel et son message d'amour seraient porteurs des idées d'égalité et de responsabilité individuelle » ; en revanche, Bouddha, Confucius ou Lao-tseu seraient « inadaptés à la modernisation en Chine ».
Conflit et co-existence des civilisations sont monnaie courante dans le monde d'aujourd'hui. En 1993, le professeur Samuel P. Huntington, de l'Université de Harvard, s'est rendu célèbre en prédisant, dans un article de la revue Foreign Affairs, l'affrontement de la civilisation occidentale avec les autres civilisations. Son point de vue, moins applaudi que critiqué, n'en conserve pas moins une valeur non négligeable, car c'est justement le choc qui pousse les peuples au dialogue et à l'intégration. Sur le thème d'un « dialogue amical entre un athée et un chrétien », l'Entretien au bord de l'eau, co-publié par Zhao Qizheng, ex-directeur du Bureau de l'Information du Conseil des affaires d'État de Chine, et Luis Palau, leader religieux aux États-Unis, préconise de remplacer le conflit par le dialogue entre les différentes civilisations. Dans le livre, Luis Palau confie : « Je rêve de voir chaque Chinois trouver la paix avec Dieu grâce à Jésus, parce que nous savons tous que nous allons mourir et que ce qui est intéressant, c'est que Jésus offre la garantie absolue de la vie éternelle à chaque pécheur qui se repent et croit en lui. » Zhao Qizheng répond : « Moi, aussi, j'ai un rêve. Le mien est de voir les échanges entre les croyants et les non-croyants devenir une part importante de la culture contemporaine. » L'ambition de Luis Palau traduit les efforts inlassables que consacrent les missionnaires d'Occident à christianiser le grand pays confucianiste. En fait, l'entrée du christianisme en Chine, et son intégration avec la culture du pays céleste et ses religions de souche, ont une histoire beaucoup plus longue qu'on ne croyait. Selon les documents historiques, le nestorianisme, considéré comme une secte hérétique, s'est largement diffusé sur le territoire chinois, au point qu'à son âge d'or, « la religion se répandit dans les dix marches (provinces), [...] et les temples remplirent les cent villes ». Sous les dynasties des Ming (1368-1644), puis des Qing (1644-1911), l'interaction entre catholicisme et culture chinoise est parvenue à un nouveau niveau. Pour éclaircir le parcours des pensées confucéenne et chrétienne, deux différentes présentations de l'Orient et de l'Occident, et les rapports entre religions et développement socio-culturel, Beijing Information a rencontré He Yanwei, spécialiste du catholicisme en Chine, à l'Institut des Recherches historiques de l'Académie des Sciences sociales de Beijing. D'après les données historiques, le nestorianisme, victime innocente du mouvement anti-bouddhique lancé par l'empereur Tang Wuzong en 845, décline rapidement et disparaît une première fois de Chine vers l'an 1000. Quand le christianisme recommence-t-il à se diffuser dans le pays ?
Malgré son retrait de la scène à l'époque des Cinq dynasties (907-960) et des Song (960-1279), la « Religion Radieuse » [surnom donné à l'époque au nestorianisme] continue à se propager en Asie centrale. Entre les XIIe et XIIIe siècles, le nestorianisme connaît de nouveau de beaux jours sur le territoire chinois, après que Gengis Khan a conquis Huihe, royaume qui pratiquait cette religion. Mais cette prospérité est éphémère : le chaos qui éclate à la fin de la dynastie des Yuan (1271-1368) expulse définitivement le christianisme nestorien de l'Empire du Milieu, sans laisser la moindre trace. La religion occidentale doit sa réapparition en Chine à l'Espagnol Ignacio de Loyola (1491-1556). Le 15 août 1534, il crée à Paris la Compagnie de Jésus, bientôt soutenue par le Pape Paul III. En 1541, le fondateur est élu « préposé général » à son corps défendant. Cette nouvelle organisation, qui ne comptait au départ que sept membres, ne tarde pas à annoncer l'Évangile en Extrême-Orient, avec le Japon comme première destination. Saint François Xavier (1506-1552), qui avait fait un doctorat en philosophie à l'Université de Paris, fut envoyé au Japon, qui était alors, comme la Chine, fermé aux Européens. Après un séjour de deux ans, il se rend compte que la culture japonaise a pris sa source dans la culture chinoise, et décide de gagner le continent. Malheureusement, il meurt d'épuisement le 3 décembre 1552 à Macao, sans avoir pu atteindre son objectif. Michele Ruggieri (1543-1607) est donc le premier missionnaire italien à obtenir la permission d'entrer en Chine ; Matteo Ricci (1552-1610) le rejoint. Mais pourquoi Matteo Ricci semble-t-il plus connu en Chine ? Parce que Ricci, disciple de Ruggieri, est beaucoup plus réputé que son maître grâce à son intelligence innée. Dans son ouvrage La Chine au seizième siècle : Journal de Matteo Ricci, 1583-1610, on trouve quelques anecdotes intéressantes. Un jour, dans le Guangdong, un fonctionnaire local invite le jésuite italien à manger avec un confucéen et un moine bouddhiste. Ces deux derniers s'en prennent subitement à Matteo Ricci ; cependant, le missionnaire poussa son niveau de chinois jusqu'à réduire au silence ses deux adversaires, lesquels furent obligés de l'admirer pour l'étendue de son savoir. Par la suite, le prêtre italien, grâce à son éloquence suprême, a réussi à convaincre nombre de bouddhistes de se convertir au catholicisme. S'étant entretenu avec Matteo Ricci, Xu Guangqi, qui était à l'origine fidèle au confucianisme, éprouve lui aussi une certaine insatisfaction à l'égard de la pensée de Confucius et finit par se faire baptiser et être promu vice-ministre des Rites [équivalent à un poste de vice-ministre de l'Éducation ; à l'époque, la Chine ne comptait que six ministères]. La querelle des rites qui a eu lieu aux XVIIe et XVIIIe siècles a radicalement détérioré les relations entre le gouvernement des Qing et l'Occident. Selon des spécialistes européens, sans cet événement malheureux, l'empereur Kangxi (au pouvoir de 1662 à 1722) aurait pu devenir le Constantin de l'Orient.
Sous la dynastie des Ming, les Jésuites ont principalement affaire aux fonctionnaires des autorités locales de Chine, au lieu de se mêler aux masses populaires. À l'époque des Qing, de plus en plus de missionnaires viennent en Chine, où ils sont reçus avec pompe par le souverain suprême. Il en résulte ainsi un vif débat sur la conversion possible de l'empereur Kangxi au catholicisme. Vers les années 1760, on comptait de 100 000 à 200 000 catholiques chinois. Le missionnaire belge Ferdinand Verbiest (1623-1688) fut nommé directeur du Tribunal d'astronomie, grâce à la confiance de « l'excellent empereur », titre posthume de Kangxi. Le Fils céleste l'invitait souvent à lui enseigner mathématiques, sciences humaines et géographie. Après le décès du jésuite belge, Kangxi confia son poste à un autre missionnaire, chargeant quelques jésuites français d'instruire à ses fils l'astronomie, la géographie, les mathématiques et la doctrine religieuse. Dans leurs lettres adressées à leurs confrères en France, ces prêtres décrivent leur espoir : disposé à croire en Dieu, Kangxi ne tarderait pas à ordonner à tout le peuple chinois de se convertir au catholicisme. Ainsi, un Constantin d'Orient, dont avaient rêvé jour et nuit François Xavier et Matteo Ricci, allait faire son apparition dans l'Empire du Milieu. Cependant, le Saint aïeul - nom de temple de Kangxi - faisait usage de la religion étrangère en adoptant une tactique de « dédoublement de ce qui est un ». Ignorant le vrai dessein des jésuites, Kangxi les considère comme des taoïstes ou bouddhistes érudits et leur donne carte blanche. Mais après un certain temps, le souverain chinois découvre la vraie physionomie du catholicisme, dont les missionnaires, contrôlés par le Pape et le Saint-Siège, n'obéissent pas au fond d'eux-mêmes à l'ordre du Fils céleste. Ne jetant son dévolu que sur les sciences et techniques de l'Occident, l'empereur, toujours sur ses gardes, se réjouit de faire de ces missionnaires ses peintres personnels. Ainsi, l'Italien Giuseppe Castiglione (1688-1715) doit se résigner à travailler comme artiste à la Cour impériale et à harmoniser le style occidental en trois dimensions avec le style traditionnel chinois, en raison du refus de l'empereur de le laisser sortir de la Cité interdite pour christianiser le peuple. Le 17 décembre 1720, lors de l'audience accordée à l'envoyé spécial Jean Ambrose Charles Mezzabarba, Kangxi écrit, directement sur le décret du Pape Clément XI : « À l'avenir, pour éviter d'éventuels désagréments, les Occidentaux seront dispensés de prêcher en Chine leur religion, qui mérite d'être proscrite ». Le messager du Pape est ensuite reconnu persona non grata et expulsé. Certes, cet événement malheureux n'était pas étranger à la querelle des rites, un débat né au sein de la Compagnie de Jésus puis qui s'est transformé en guerre de salives entre le gouvernement des Qing et le Vatican. Mais, en réalité, même sans cette affaire fâcheuse, l'empereur Kangxi, ou son successeur Yongzheng, auraient tôt ou tard changé d'attitude envers le catholicisme, car toutes les idéologies indépendantes du confucianisme constituent une menace contre la domination impériale. De son vivant, Kangxi ne croyait ni au bouddhisme ni au taoïsme, alors à quoi lui aurait servi de se convertir au catholicisme ? |
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