Au-delà de l'Orient et de l'Occident |
Un jugement désagréable mais franc
À la fin de 2006, Wolfgang Kubin, professeur allemand et sinologue réputé, a créé une belle polémique vis-à-vis de la littérature contemporaine chinoise, relayée à travers tout l'Empire du Milieu grâce à l'Internet. Lors d'une interview accordée au Deutsche Welle, Kubin s'en est violemment pris au best-seller Le Totem du Loup, sorti en Chine en 2004, qu'il qualifie ouvertement de fasciste. Il a ensuite sévèrement critiqué les écrivains chinois d'aujourd'hui, inaptes aux langues étrangères et se méprisant l'un l'autre, et s'est montré particulièrement virulent à l'égard des belles femmes de Shanghai, telles Mian Mian et Wei Hui, dont il a comparé les œuvres à de la « merde ». Des propos singuliers, qui ne tardaient pas à susciter un vif débat, en Chine comme à l'étranger. De quel œil Leopold Leeb voit-il cette affaire ? « Wolfgang Kubin est un homme respectable, commence-t-il. Il marque une nette préférence pour les écrivains chinois d'avant 1949, dont plusieurs étaient multilingues. Je suis d'accord avec lui sur ce point ; rappelez-vous comme John C.H. Wu s'exprimait parfaitement en Anglais ! Son point de vue, que j'apprécie pour l'essentiel, pique les Chinois au vif, certes ; mais il les aide en contrepartie. Je souhaite réellement que la Chine puisse rassembler et publier toutes les œuvres de cet intellectuel, afin que davantage de gens découvrent ses opinions. » « M. Kubin a consacré une grande partie de sa vie à traduire les ouvrages de l'écrivain chinois Lu Xun. Le niveau de langue de ce sinologue est supérieur à celui de 95 % des Chinois, et sa femme est elle aussi chinoise. Il a aussi étudié les sciences philosophiques et la religion, donc il est capable d'évaluer la pensée, la littérature et l'histoire de la Chine sous un angle original. En 2001, j'ai assisté à l'une de ses conférences, qui m'a beaucoup apporté », ajoute-t-il. « Les idées de Kubin sont solides académiquement. Il ne parle jamais à la légère, car il a une longe expérience du dialogue culturel avec la Chine. Il y a fait ses études dans les années 70, et surtout il sait rectifier ses points de vue au fur et à mesure que le pays se développe. Deng Xiaomang, un écrivain de Wuhan qui avait étudié la philosophie classique allemande, s'est souvent rangé à ses côtés en critiquant la littérature chinoise des années 1990. » Le concept de culture, vu par l'Orient et l'Occident
Lorsqu'on lui demande d'analyser la différence entre l'Orient et l'Occident, le professeur autrichien commence par définir le mot « culture ». D'après lui, les Chinois se distinguent des Occidentaux par une différence d'interprétation. « Ce terme provient du latin cultus, dont le sens originel réfère à l'hommage rendu au Dieu. Dans la Grèce ancienne, le peuple vénérait ensemble Athéna, en donnant des représentations artistiques, comme le drame. Le christianisme se fonde aussi sur une cérémonie similaire : les croyants prient et chantent côte à côte. C'est pourquoi en Occident, il y a une forte connotation de communauté dans l'idée de culture. Par exemple, la loi, qui est toujours très importante que ce soit à l'époque romaine ou médiévale, insiste sur les droits personnels et les intérêts communs. C'est le Libertas in legibus de Cicéron (106-43 avant notre ère) ; cela signifie que la liberté existe seulement dans le cadre de la loi, dont les Occidentaux sont fiers. Les Grecs disent aux Perses : nous sommes Grecs, notre loi est notre avantage, alors que les Chrétiens accordent plus d'importance à l'esprit et au respect de la loi, avec comme valeur partagée que la loi est sacrée et stipulée par Dieu. « À l'opposé, la culture chinoise met souvent l'accent sur l'éducation individuelle. Confucius disait : à 30 ans, je m'affermis dans la voie, et à 40 je n'éprouve plus de doute. C'est un horizon personnel. Le bouddhisme insiste aussi sur la réclusion. En Chine, la culture laisse à penser qu'un philosophe ne voudra plus se mêler au peuple après avoir atteint un certain niveau. Par exemple, un calligraphe qui écrit mieux que les autres. » D'après le sinologue, l'interprétation des sciences juridiques par les Chinois d'autrefois est diamétralement opposés à celle de l'Occident. « Le confucianisme n'est pas assez favorable à la loi, il tient à la remplacer par le rituel. Les Chinois ont l'habitude de confondre la loi avec la peine. Zhuangzi déplore que les coupables restent impunis et vivent à leur aise. Cela sous-entend que la liberté n'existe qu'au détriment de la loi, ce qui constitue une différence de taille par rapport à Cicéron. Aux yeux de Leopold Leeb, la « culture » s'enracine dans l'idée d'un esprit « commun » : « Lorsqu'on visite la cathédrale du sud, à Xuanwumen, on peut y voir des gens de différentes couleurs, qui parlent différentes langues ; mais ils écoutent les mêmes paroles, interprètent les mêmes chansons, et font la même prière, main dans la main. Pour moi, c'est ça, la culture : une vocation publique née dans l'esprit commun, qui fait prier pour les pauvres et justifie la valeur de la morale. Mais bien entendu, c'est mon interprétation. » La triple représentativité de l'Occident Le spécialiste autrichien est multilingue. Son anglais et son chinois se situent presque au même niveau que sa langue maternelle, l'allemand. Il est capable d'écrire et traduire librement ces trois langues l'une vers l'autre. Outre le latin, le grec, et l'hébreu, qu'il peut lire sans aucune difficulté, Leopold Leeb possède également une certaine compétence à l'écrit en français et en espagnol. Il a même étudié un peu de japonais, de coréen, de vietnamien, et l'alphabet mongol ! Ses prouesses linguistiques ne sont pas sans rappeler Chen Yinque (1890-1969), éminent historien chinois qui maîtrisait une dizaine de langues.
Depuis février 2004, Leopold Leeb enseigne à l'université Renmin les trois langues classiques de l'Occident ; en dépit du manque de manuels, car les Chinois n'ont pas assez travaillé là-dessus. Heureusement, le professeur Liu Xiaofeng vient de publier un manuel d'enseignement du grec classique, que le sinologue autrichien qualifie de « percée en Chine ». Les dictionnaires latins restant pratiquement introuvables en Chine, une maison d'édition a invité M. Lei (son nom chinois) à en rédiger un lui-même. « Mon Dieu !, s'exclame-t-il avec fierté, je suis surchargé. Mais il faut bien que quelqu'un s'en occupe. » Puis, citant les paroles du Bouddha : « Qui ira en Enfer, si moi je n'y vais pas ? » La littérature classique et les sciences juridiques, historiques, philosophiques et religieuses, n'auraient pas pu être élaborées sans le latin, étroitement lié avec ces disciplines. Mais les Chinois aujourd'hui préfèrent traduire les lexiques spécifiques vers le mandarin depuis l'anglais ou le français. Le professeur autrichien cite un exemple : « Un élève m'a demandé un jour : professeur Lei, que signifie l'éthique ? Pourquoi notre dictionnaire en chinois le désigne-t-il comme idéologie ? Cette question m'a choquée ! En fait, la racine de ce mot est le grec ethos, et mores en latin, avec comme premier sens habitude. Je lui ai donc expliqué : l'éthique ne consiste pas à faire une seule action grandiose dans sa vie, mais à prendre l'habitude d'être un homme honnête et travailler d'arrache pied chaque jour un peu plus ! » « En Occident, poursuit-il, bon nombre de spécialistes font de la recherche systématique sur le contexte historique de la Bible, de façon interdisciplinaire, avec comme objectif une exactitude dans l'interprétation. Néanmoins, en Chine, l'exégèse, négligée depuis longtemps, n'attire plus l'attention des chercheurs, en dehors du cercle religieux. Les théologiens sont très rares dans mon université, pourtant si réputée. Imaginez dans les autres écoles. À vrai dire, il faudrait fonder une faculté de théologie ; il y a pour cela un intérêt croissant. » Selon lui, le christianisme, implanté sur le territoire chinois dès la dynastie des Tang (618-907) dans sa version nestorienne, interagit dans une certaine mesure avec la culture chinoise. C'est encore plus vrai après l'arrivée du jésuite Matteo Ricci en 1582. De là surgissent bon nombre de thèmes de recherche intéressants, comme la traduction des lexiques bibliques en chinois. L'engouement croissant des Chinois pour les langues classiques de l'Occident donne à Leopold Leeb l'occasion de mettre en valeur sa spécialité. À l'université Renmin, presque 50 étudiants ont opté pour le grec, et cinq ou six ont choisi l'hébreu, « car cette langue est plus difficile que le grec, précise-t-il. Ils sont tous studieux et je les respecte. L'esprit d'apprentissage des Chinois leur a peut-être été légué par Confucius. Le pays a un avenir prometteur ! » L'icône du sinologue autrichien est Saint Jérôme (347-420), un théologien de l'Empire romain. « Hormis le latin, sa langue maternelle, il rêvait de maîtriser le grec et l'hébreu, pour devenir trilingue. Il a ensuite traduit la Bible en latin dans sa version vulgata. Je suis plus ou moins son exemple : je généralise ces trois langues qui symbolisent la triple représentativité de l'Occident. Quelque soit la discipline que tu étudies, religion, droit, philosophie, tu ne pourras comprendre l'Occident qu'à condition de posséder ces trois langues. » L'interview touchait à sa fin. Alors que l'on abordait innocemment les goûts personnels et les projet d'avenir, Leopold Leeb sourit : « Je suis si occupé… je n'ai plus le temps que pour le vélo. Je m'oriente actuellement vers la recherche sur le christianisme de manière scientifique, et la rédaction de nouveaux manuels linguistiques. Bien entendu, je rêve de voir les sciences bibliques s'enraciner en Chine à l'avenir. » * Zhang Heng (78-139) était un lettré, mathématicien et inventeur de la dynastie des Han de l'Est. Il aurait réalisé de nombreuses découvertes dans le domaine de l'astronomie et de la sismographie. |
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