Stephan Rothlin : La tradition chinoise au service de la responsabilité sociale des entreprises (II) |
Le docteur Stephan Rothlin, spécialiste des questions d'éthique et de responsabilité sociale des entreprises en Chine, explique à Beijing Information que l'adaptation est primordiale dans un pays où la culture traditionnelle reste omniprésente. Jacques Fourrier Dans une première partie, nous avons évoqué avec le docteur Stephan Rothlin l'éthique et la responsabilité sociale des entreprises dans le cadre de la « nouvelle normalité » en Chine. Depuis le XVIIIe congrès du PCC, la direction chinoise met en effet l'accent sur le développement durable dans le contexte de l'atterrissage en douceur de l'économie ainsi que sur la lutte contre la corruption et l'établissement d'un Etat de droit. Plus récemment, c'est la protection de l'environnement qui occupe le devant de la scène, un thème qui aura été largement discuté lors des « deux sessions » du comité national de la Conférence consultative politique du peuple chinois et de l'Assemblée populaire nationale. Dans ce second volet, Stephan Rothlin nous explique comment la tradition chinoise peut apporter une pierre à l'édifice de la responsabilité sociale des entreprises dans le pays. Il souligne aussi les vertus de l'inculturation, qui permet de greffer des pratiques locales dans le code éthique des entreprises étrangères. Pédagogue, il insistera enfin sur la nécessité d'ouvrir la responsabilité sociale des entreprises au plus grand nombre. Il nous parlera ainsi de son projet de cours en ligne en partenariat avec l'université des Affaires internationales et d'Economie (UIBE) de Beijing. La recherche de la vérité Stephan Rothlin préconise le retour aux racines éthiques chinoises pour que l'entrepreneur puisse mieux connaître, comprendre et intégrer les valeurs dans son activité. En Chine, où le confucianisme s'est progressivement imposé dans toutes les strates de la société, c'est le rushang, c'est-à-dire l'éthique confucéenne du marchand, qui a prévalu. Stephan Rothlin souligne deux valeurs pour illustrer son propos : l'autocritique et la recherche de la vérité. « Je me souviens que je venais d'arriver en Chine. Je donnais une séance de formation et à la fin, en guise de conclusion, j'ai demandé à des entrepreneurs d'une entreprise d'Etat quelle était leur valeur primordiale. Ils m'ont dit que c'était la recherche de la vérité ». Stephan Rothlin a ainsi pu réaliser que ces dirigeants ressentaient « qu'il y avait tellement de mensonges » dans leur environnement que la recherche de la vérité répondait à un besoin plus profond, qu'il fallait l'inculquer dès le plus jeune âge. Il s'est ainsi lancé dans la création de modules pour les élèves de primaire pour éviter que ces valeurs « ne viennent trop tard et transmettre des valeurs dites confucéennes ». Il constate que l'enseignement de ces valeurs revêt maintenant un actuellement plus idéologique.
Pour les entreprises, la vérité rejoint un autre concept, celui de l'authentique, du véridique. Stephan Rothlin constate que toute relation, qu'elle soit personnelle ou professionnelle, commence par l'établissement de rapports de confiance et la nécessité de maintenir un profil bas. Cette vérité est celle de la franchise, « sentir qui est le bonhomme pas seulement dans le discours, mais aussi dans une ambiance plus détendue, pour savoir s'il sera à la hauteur de ses promesses ou de son discours ». Du particulier à l'universel Stephan Rothlin évoque aussi Mozi, le philosophe de la période des Royaumes Combattants et contemporain de Socrate, dont la pensée va à l'encontre de la doctrine confucéenne. A la différence du xiao, la piété filiale confucéenne, Mozi oppose le jian'ai, l'amour universelle, que l'on pourrait mettre en parallèle avec l'agapé des Grecs. Pour Stephan Rothlin, la lente érosion des valeurs traditionnelles confucéennes, notamment la crise relative à la disparition de cette piété filiale qui a poussé le gouvernement chinois à légiférer pour que les enfants s'occupent de leurs parents, doit ouvrir la voie à de nouvelles valeurs. Et de poursuivre en s'adressant à ses interlocuteurs chinois : « Nous ne sommes pas là, nous qui venons d'Occident, pour vous embêter avec des concepts occidentaux, car cela existe dans votre tradition ». Et de poursuivre : « Je crois que Mozi, qui préconise que les droits de chacun soient sauvegardés, pas seulement ceux de votre entourage, a une forte résonnance ». Les vertus de l'inculturation Stephan Rothlin intègre cette tradition philosophique dans son discours aux entrepreneurs étrangers pour l'adapter à leurs problématiques et appliquer les codes d'éthique dans le contexte chinois. C'est l'inculturation, dont l'un des exemples les plus aboutis est celui du jésuite Matteo Ricci durant la Renaissance. A l'instar du célèbre prêtre italien, Stephan Rothlin encourage les entreprises étrangères à faire preuve de flexibilité, à ne pas imposer leur code d'éthique, mais à l'adapter aux législations en vigueur, de l'aligner sur les concepts et les slogans gouvernementaux et de le faire partager par ses partenaires commerciaux. Il préconise aussi de le faire accepter, et non pas l'imposer. Si la corruption est au centre de l'actualité politique actuellement, les entrepreneurs sont surtout préoccupés par les questions de qualité des produits et de conditions de travail. Stephan Rothlin évoque les grands scandales alimentaires des années 2000. Déjà, en 2004, dans la province méridionale de l'Anhui, et bien avant l'affaire du lait contaminé à la mélamine en 2008, un scandale concernant la qualité du lait était largement passé inaperçu. Et bien avant l'affaire Foxconn, en 2010, des ONG suisses avaient déjà effectué un travail de recherches sur les conditions de travail des employés de sociétés étrangères en Chine. Stephan Rothlin constate que « c'est parfois un scandale qui pousse les entrepreneurs à m'approcher ». Il cite l'exemple des dirigeants d'une multinationale étrangère impliquée dans un scandale de manipulation des prix et « pendant une année, ils ont vraiment fait une démarche sérieuse » qu'ils n'auraient sans doute pas faite s'ils n'avaient pas reçu un tel « coup de pied ». La question de la réputation du « Made in China » Pour les entreprises chinoises, ces questions sont d'autant plus importantes que leur réputation, celle de la Chine et du « Made in China » est en jeu. Travaillant en collaboration avec l'UIBE, Stephan Rothlin a pu nouer des contacts avec des fonctionnaires et constater « que c'est un peu un souci du gouvernement que de corriger une mauvaise réputation des entreprises chinoises à l'étranger, en Afrique, en Europe ». Les autorités veulent ainsi montrer qu'elles veulent faire respecter les lois chinoises, qui sont déjà très complètes, notamment la loi de 1995 avec la protection des droits des travailleurs, la place des lanceurs d'alerte, etc. Sur ce point, comme pour la pollution ou la corruption, un puissant arsenal législatif a été conçu, mais son application reste encore difficile. Stephan Rothlin estime qu'« on méconnaît parfois à l'étranger les progrès qui ont été réalisés au niveau des lois en Chine » et il conseille d'intégrer les dispositifs légaux et la responsabilité sociale des entreprises dans une stratégie d'ensemble et à long terme, et il utilise le terme chinois moulüe, qui fait appel à la notion de dynamique dans l'élaboration de toute stratégie.
Interprétation et adaptation
Il faut ainsi savoir adapter sa stratégie aux circonstances toujours changeantes. Existe-t-il pour autant une responsabilité sociale des entreprises aux caractéristiques chinoises ? Stephan Rothlin se montre circonspect. « J'évite d'avoir ce type de discours en Chine, c'est pour me protéger. On vous remet toujours en question. Je fais un gros effort pour toujours mettre en valeur les racines asiatiques, mais il ne faut pas que cela soit restreint à la Chine et j'intègre d'autres approches que je trouve riches. Par exemple, un traité d'éthique d'Inde du Sud, le Tirukkural, que même parfois les Indiens ignorent, et qui correspond plus à des milieux d'entrepreneurs ». Si parfois, la tradition asiatique met en avant des valeurs ascétiques ou regarde les activités marchandes avec dédain, le Tirukkural reconnaît que la recherche du profit est justifiée, mais qu'il existe aussi des valeurs. Stephan Rothlin précise ici que « l'éthique est une façon systématique d'aborder la morale et les valeurs ». Il constate que « ces valeurs peuvent être manipulées à des fins idéologiques, mais l'éthique ne doit pas être conçue comme une sorte d'homélie, et depuis Kant, elle est séparée du discours religieux. Je trouve que cela est un avantage en Chine où la majorité des gens est athée, où on peut tenir un discours sur les valeurs qui soit proprement éthique et philosophique séparé d'un discours religieux ». Par ailleurs, Stephan Rothlin favorise une approche descriptive qui l'éloigne de tout jugement normatif. Il évoque ainsi l'analyse de cas spécifiques comme la catastrophe de Bhopal, survenue en Inde en 1984. Cette approche purement analytique et descriptive est cependant un défi en Chine, où « comme dans Rashomon, il y a différentes versions des faits ». Le MOOC, un puissant outil de diffusion Enfin, Stephan Rothlin, sans doute marqué par son passage chez les jésuites, tient à jouer un rôle de passeur. Il est directeur d'une série de publications auprès des Presses universitaires de Beijing, mais s'investit aussi dans l'enseignement. Il se réjouit que « 39% des écoles de commerce chinoises incluent déjà la RSE dans leur curriculum, un chiffre probablement supérieur à l'Europe » et annonce le lancement courant avril 2015 d'une série de cours en ligne sous forme de MOOC en collaboration avec l'UIEB. Il joue un rôle de coordinateur pour ce projet qui représente aussi un défi pour les professeurs qui interviendront. Il constate cependant la forte demande des étudiants chinois pour ce type de formation en anglais, des étudiants chinois dont il fait l'éloge mais qui selon lui « ne croient pas assez en leurs talents ». Et la Suisse ? En cette année qui marque le 65ème anniversaire de l'établissement des relations diplomatiques entre les deux pays, ce Zchwyzois de naissance souhaite voir se développer les échanges culturels et universitaires. S'il se félicite de l'accord de libre-échange sino-suisse qui est entré en vigueur en 2014, il regrette qu'il existe toujours « une certaine ignorance de la culture chinoise en Suisse ». Il a créé à cet effet à Zurich l'association Ladányi, du nom d'un spécialiste hongrois de la Chine, le jésuite László Ladányi (1914-1990), pour organiser des colloques et des conférences sur des thèmes et des problématiques qui se posent en Chine. Pour la première partie de cet article, veillez cliquer sur ce lien : http://french.beijingreview.com.cn/alaune/txt/2015-03/09/content_675534.htm
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