Chine et Russie : frères mais pas frères de sang |
Li Ziguo Au cours des 65 années qui ont suivi l'établissement des relations diplomatiques entre la Chine et la Russie, les deux pays sont passés par des phases d'alliance, de conflit, de normalisation et de partenariat stratégique. Actuellement, les relations sino-russes ont atteint leur plus haut niveau de maturité. Dans un environnement international complexe, les deux pays se soutiennent mutuellement et prennent appui l'un sur l'autre. Ils ne forgeront cependant pas d'alliance et ne sont pas désireux d'être des frères de sang. Développement stable et hautement prévisible des relations sino-russes Ces vingt dernières années, les relations sino-russes se sont développées de façon progressive et ont suivi une trajectoire des plus limpides : chacun (1) se considère comme un pays ami, (2) établit des relations de partenariat stratégique, (3) règle définitivement les questions territoriales, (4) établit des relations de partenariat stratégique tous azimuts, et (5) le porte à un nouveau stade. Ces relations se caractérisent par une amélioration constante et la différence est flagrante quand on la compare avec les relations sino-américaines, qui ne sont « pas si mauvaise », qui « évitent toute erreur de jugement ». Par ailleurs, les relations sino-russes sont garanties par une série de textes et de mécanismes : la tendance générale du développement est donc assurée. En 1992, la Chine et la Russie ont signé un communiqué conjoint jetant les bases de leurs relations mutuelles, se reconnaissant officiellement comme des pays amis et ouvrant un nouveau chapitre dans leurs relations. En 1996, elles entrent dans une phase de relation de partenariat stratégique. En 2001 est signé le « Traité de coopération, d'amitié et de bon voisinage sino-russe ». Les deux pays formalisent ainsi pour développer « une relation de partenariat stratégique dans la confiance en termes de bon voisinage, d'amitié et de coopération » et s'engagent mutuellement au non-recours en premier de l'arme nucléaire et à ne pas se viser mutuellement par un arsenal nucléaire stratégique. Ce traité est devenu la pierre d'angle du développement des relations entre les deux pays. En février 2013, les deux pays ont signé un communiqué conjoint sur la coopération mutuellement bénéfique et l'approfondissement des relations de partenariat stratégique tous azimuts. Ils reconnaissent que les relations entre les deux pays ont atteint un haut niveau historique et qu'elles doivent être relevées pour passer à un nouveau stade dans « l'égalité et la confiance mutuelle, le soutien mutuel, la prospérité mutuellement bénéfique et l'amitié de génération en génération ». Durant cette période, la Chine et la Russie ont résolu la question la plus épineuse, à savoir la délimitation des frontières, reléguant à l'histoire cet épisode qui avait placé les deux pays dans une situation difficile, les amenant au bord du conflit. Une autre garantie apportée au développement stable des relations sino-russes est l'ampleur sans précédent des mécanismes de coopération. Ainsi, tous les ans, des visites mutuelles au niveau des chefs d'Etat, des premiers ministres, des présidents de Parlement, des ministres de la Défense ainsi qu'une multitude d'échanges sont prévus. Du sommet de l'Etat aux simples citoyens, la compréhension mutuelle et la résolution rapide des différends sont assurées. Tout d'abord, la rencontre des chefs d'Etat relève davantage d'une visite entre amis. Depuis sa nomination, le président chinois Xi Jinping a déjà rencontré son homologue Vladimir Poutine à neuf reprises. De janvier à septembre 2014, ils se sont rencontrés quatre fois : (1) pour les JO d'hiver à Sotchi, (2) lors de la visite en Chine de Vladimir Poutine, durant laquelle il a présidé le sommet de la Conférence pour l'interaction et les mesures de confiance en Asie, (3) lors du sommet des pays BRIC et (4) lors du sommet de l'Organisation de Shanghai. Ils vont par ailleurs de nouveau se rencontrer lors du prochain sommet de l'APEC. Les mécanismes évoqués ci-dessus assurent au moins quatre rencontres annuelles entre les deux chefs d'Etat et leur permettent de tout se dire en toute amitié. Par ailleurs, le mécanisme de rencontres régulières entre premiers ministres des deux pays encourage la coopération dans tous les domaines. Il a eu lieu à 18 reprises entre 1996 et 2013 et consiste en plus de 10 sous-commissions qui abordent les questions du commerce international, de la finance, des ressources naturelles, des transports, de l'agriculture, des technologies, de l'environnement et de la culture notamment. C'est le mécanisme de coopération avec l'extérieur de la Chine le plus complet en termes d'envergure et d'organisation. Troisièmement, le niveau de confiance mutuelle en matière de sécurité est élevé. Les premières manœuvres militaires conjointes sino-russes se sont déroulées en 2005 avant de se poursuivre régulièrement et de prendre une envergure de plus en plus vaste. En plus, ces deux dernières années, des manœuvres conjointes maritimes et terrestres ont eu lieu chaque année. En 2013, le ministère de la Défense russe a invité le président Xi Jinping à visiter le centre de commandement des forces armées russes. Cette initiative russe est historique et elle montre que la confiance mutuelle au niveau militaire a atteint un niveau sans précédent. Quatrièmement, les échanges entre les populations des deux pays se sont renforcés et touchent de très nombreux domaines. Depuis 2006, la Chine et la Russie ont organisé des années croisées au niveau des pays, des langues et des voyages. Les années 2014 et 2015 sont les « années croisées des échanges d'amitié entre les jeunes ». Ce sont aussi des événements sans précédent : l'opinion publique des deux pays considère de plus en plus que les relations entre la Chine et la Russie sont des relations d'amitié. La dynamique interne des relations sino-russes plus forte que les facteurs extérieurs Certains estiment actuellement que ce sont les Etats-Unis qui poussent au rapprochement constant entre la Chine et la Russie. Une fois que Washington changera de stratégie, disent-ils, les contradictions entre la Chine et la Russie seront plus saillantes. Une telle vue est extrêmement biaisée. S'il y a bien sûr des facteurs extérieurs, c'est surtout une dynamique interne qui est en jeu dans l'approfondissement de la coopération entre les deux pays et elle répond à leurs besoins. Les facteurs extérieurs ne font qu'accélérer ce processus. Tout d'abord, lors de la confrontation entre la Chine et la Russie, des millions de soldats avaient été déployés à la frontière et les deux pays ont payé le prix fort. En Chine, par exemple, on a pendant un temps creusé des tunnels, rationné les céréales, déplacé les entreprises et entravé le développement national. Quand deux tigres s'affrontent, l'un d'entre eux est inévitablement blessé, dit le dicton. Deux puissances voisines doivent encore plus trouver un terrain d'entente et un consensus. Par ailleurs, La Chine et la Russie sont fortement complémentaires sur le plan économique. La Russie est riche en ressources naturelles et la Chine est un grand pays importateur. La Russie possède un déficit en ressources humaines et le secteur de l'industrie légère est déficient alors que la Chine, qui bénéficie d'un dividende démographique et de politiques appropriées, mérite bien son nom d'« usine du monde ». La Russie, sur le plan de l'aéronautique et du nucléaire par exemple, possède une supériorité alors que sur le plan des trains à grande vitesse et des télécoms, c'est la Chine qui détient cet avantage. Les deux pays ont enfin une frontière commune de 4 300 kilomètres, ce qui facilite grandement les échanges. Troisièmement, la Chine et la Russie font face à des problèmes intérieurs intrinsèques relatifs à la transition économique et sociale et concentrent leurs efforts au développement. Le potentiel du modèle russe basé sur les exportations de matières premières s'affaiblit et il est urgent de transformer son mode de développement économique. De même, la Chine a grand besoin de relever le niveau de la transition de son économie et de sa production. Au niveau des mentalités, l'opinion publique des deux pays devient de plus en plus pluraliste et démocratique. Par conséquent, la Chine et la Russie doivent préserver la stabilité sociale, maintenir un gouvernement fort, encourager l'approfondissement des réformes et lutter résolument contre ceux dont les actes portent préjudice à la stabilité. Les deux pays doivent donc se soutenir sur ces deux grandes questions que sont le développement et la stabilité. Quatrièmement, en ce qui concerne les aspirations communes en termes de démocratisation de la politique internationale, les deux pays ont les mêmes visées. Ils s'opposent à tout ce qui peut marginaliser l'ONU et à l'unilatéralisme, au changement arbitraire des mécanismes constitutionnels d'autres pays, appellent à l'inclusion des cultures, s'opposent au révisionnisme sur la Seconde Guerre mondiale et au fascisme. C'est à la fois une nécessité pour préserver leurs intérêts personnels et cela répond aux attentes de nombreux pays. Il n'y a cependant pas d'alliance entre la Chine et la Russie : une alliance provoquerait en effet une lutte entre différents blocs, les risques de confrontation seraient grands et chacun perdrait sa marge de manœuvre. Les éléments intrinsèques facilitant la coopération sino-russe vont perdurer et par conséquent, même en cas de modification dans les relations avec Etats-Unis, le partenariat sino-russe ne connaîtra pas de ralentissement. Cela prouve que même si l'idée d'un G2 américano-russe revient sur le devant de la scène, les relations sino-russes n'en seront pas affectées et la tendance se poursuivra. De plus, la crise ukrainienne a remodelé fondamentalement le paysage géopolitique et la Russie a désormais une compréhension plus claire des relations américano-russes, alors que les projets sino-russes s'enchaînent les uns après les autres et que les deux pays sont liés par des intérêts stratégiques sans cesse plus forts. Russie : moins de doutes à l'égard de la Chine Bien que les relations entre la Chine et la Russie se soient développées sans entraves, cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas de problèmes. Les causes en sont doubles : la notion de sphère d'influence est très présente en Russie et le rapport de force entre la Chine et la Russie s'est inversé. Moscou craint que les deux pays ne luttent pour exercer une influence dans la Communauté des Etats indépendants (CEI) et que la Russie ne soit qu'un fournisseur de ressources naturelles. Moscou craint aussi l'immigration chinoise. Plus le temps passe, cependant, plus ces craintes s'évanouissent et Moscou acquiert de plus en plus de certitudes à l'égard des relations sino-russes. La Russie est une puissance d'un type spécifique dans le sens où le pays n'est ni une puissance classique comme les Etats-Unis ni une puissance émergente comme la Chine, mais plutôt une combinaison des deux. Actuellement, la Russie fait face à la politique d'endiguement des Etats-Unis à l'échelle globale : si les Etats-Unis sont une grande puissance, la Russie est un « challenger ». Le Kremlin a toujours considéré les pays de la CEI comme son arrière-cour où elle est une grande puissance et peut préserver une « sphère d'influence ». Dans le contexte de la question ukrainienne, Moscou s'est montrée extrêmement claire. Quiconque pénètre dans son arrière-cour sera traité avec méfiance et considéré comme souhaitant s'engager dans une lutte d'influence. De ce fait, suite à la multiplication des accords de coopération entre la Chine et les pays de la CEI, les médias russes ont évoqué de toute part la « notion de rivalité sino-russe ». Vladimir Poutine, alors en campagne pour la présidentielle, avait aussi abordé la question de la rivalité sino-russe pour les pays tiers. Par la suite, la Russie a compris que les pays de la CEI menaient une politique étrangère multilatérale et cherchaient une indépendance en termes politiques, économiques et sécuritaires, et que c'était un avantage. Si la Chine est un « challenger », elle respecte néanmoins la « sphère traditionnelle d'influence » russe. Les intérêts des deux pays peuvent converger. En septembre 2013, le président Xi Jinping s'est rendu en visite officielle en Asie centrale et a clairement évoqué les « trois zones interdites » : ne pas s'immiscer dans les affaires intérieures des pays, ne pas rechercher une hégémonie régionale et ne pas mettre en place une sphère d'influence. La Chine peut donc être un partenaire de la Russie pour la stabilité régionale. Pour les questions relatives à la coopération économiques, avec le développement de la conception de l'économie de marché, la coopération gagnant-gagnant entre les deux pays a déjà fait l'objet d'une reconnaissance. Les Russes sont conscients que s'il n'y avait pas la Chine pour acheter les ressources naturelles du pays, la situation serait difficile pour eux. La Russie doit se réformer et ne pas blâmer le pays qui lui achète ses ressources naturelles. En ce qui concerne l'immigration des Chinois en Russie, la rumeur va plus vite que la réalité. L'opinion des Russes vis-à-vis de l'attitude de la Chine a connu des changements. Selon un sondage récent d'une fondation sur l'opinion publique russe, 57% des Russes estiment que la Chine ne constitue pas une menace pour leur pays contre 19% qui pensent le contraire, alors que ces derniers atteignaient 44% en 2009. 74% des sondés considèrent que la Chine et la Russie sont des pays amis, contre 9% pour ceux qui croient le contraire. La relation de partenariat stratégique sino-russe n'est ni une alliance, ni une confrontation et ne vise pas de pays tiers. C'est une relation d'un type nouveau : si la Chine et la Russie sont comme des frères, il n'est pas nécessaire que les deux pays soient comme des frères de sang.
* Li Ziguo, vice-directeur du bureau Europe-Asie de l'Institut de recherche sur les questions internationales de Chine
Beijing Information |