Jusqu'où peuvent aller les Abenomics ? |
Guan Quan* Depuis son retour au pouvoir en 2012, le premier ministre japonais Shinzo Abe a préconisé une série de mesures destinées à relancer l'économie nippone, appelées les Abenomics. Un an après la mise en place de ces politiques, l'économie du pays a connu une nette amélioration et on s'attend en 2013 à une croissance du PIB comprise entre 2,6 et 2,8 %. Si on compare ce résultat à celui des Etats-Unis, de l'Europe et d'autres pays développés, encore confrontés à la crise et incapables de s'en sortir, force est de constater que c'est une performance digne d'éloges et que les Abenomics ont relativement bien rempli leur rôle. La reprise et la revitalisation de l'économie japonaise ne sont pas objectivement une mauvaise chose. C'est au moins une bonne chose pour l'économie mondiale et ce n'est pas une mauvaise chose pour l'économie chinoise. Dans le contexte actuel de mondialisation économique, la croissance de la troisième économie mondiale, qui est aussi une grande puissance dans le secteur des hautes technologies, permettra inévitablement de stimuler l'offre et la demande mondiale. La question est de savoir si les Abenomics permettront de tirer l'économie nippone de ses difficultés et de renforcer son développement. Si oui, jusqu'où ces mesures peuvent-elles aller ? Les Abenomics désignent une série de mesures destinées à stimuler rapidement l'économie nippone. Elles ont été mises en place après l'arrivée au pouvoir du premier ministre japonais Shinzo Abe fin 2012. Elles se distinguent particulièrement par la politique d'assouplissement monétaire et la dépréciation rapide de la monnaie japonaise, le yen. Les trois principes fondamentaux des Abenomics sont constituées par ce qu'on appelle les « trois flèches » : une politique monétaire audacieuse, une politique financière flexible et une stratégie de croissance pour stimuler les investissements privés. La première flèche se fixe quatre objectifs. Il s'agit d'abord d'atteindre en deux ans un objectif d'inflation de 2%, de pratiquer une politique d'assouplissement quantitatif illimité, de corriger la tendance haussière du yen et de modifier la loi sur la Banque centrale du Japon, pour assurer sa cohérence avec la politique du gouvernement. La deuxième flèche a pour objet d'assurer des investissements publics massifs et des opérations d'achat à long terme d'obligations d'Etat par la Banque du Japon. La troisième flèche veut permettre la mise en place d'une politique de taux d'intérêt négatifs, la création d'industries de croissance dans les domaines de la santé et de la vieillesse, l'avènement de stratégies de croissance inclusives, l'adhésion des jeunes et la participation accrue des femmes. Afin de mettre en place ces politiques, M. Abe a obtenu notamment le départ du gouverneur de la Banque du Japon. Il a été remplacé par un nouveau gouverneur qui lui est favorable. M. Abe a par ailleurs activement promu la dépréciation du yen. Comment évaluer l'efficacité des Abenomics ? Les chiffres du chômage n'ont guère connu d'amélioration entre novembre 2012 et septembre 2013. Le taux de chômage au Japon est cependant relativement faible si on le compare à celui des Etats-Unis (7%) et de l'Union européenne (plus de 10%). L'indice des prix à la consommation enregistre par contre une tendance à la hausse depuis juin 2013. On ne constate par ailleurs aucune amélioration sur le front des exportations et les effets de la dépréciation n'ont pas été significatifs. Selon certaines analyses, le ralentissement économique qui touche certains pays nouvellement industrialisés, dont la Chine, a provoqué une baisse de la demande de produits japonais. Jusqu'où peuvent aller les Abenomics ? Il est nécessaire de considérer les effets à long terme plutôt qu'à court terme pour évaluer les Abenomics. Il n'est en effet pas difficile de stimuler l'économie à court terme si le gouvernement a recours à la planche à billet (assouplissement quantitatif). A plus long terme, ce sont par contre les forces du marché qui contribuent à pérenniser la reprise de l'économie. Des conditions préalables sont toutefois requises pour que le marché joue ce rôle. Considérons par exemple les opportunités économiques. Si les perspectives sont bouchées, les entreprises n'investiront pas et ne réaliseront donc pas de bénéfices, ou tout au moins ne verront pas leurs bénéfices augmenter. Cela se répercutera sur les salaires et le pouvoir d'achat des salariés. Les prix baisseront et les profits des entreprises diminueront. C'est le cercle vicieux de la déflation. L'économie japonaise est longtemps restée prisonnière de cette situation infernale. Il fallait absolument en sortir ; c'est la raison pour laquelle les Abenomics ont été si bien accueillies par tous les milieux. Si les deux premières flèches des Abenomics ont été faciles à décocher, la troisième est confrontée à de nombreux défis. Les perspectives d'investissement au Japon font actuellement défaut. Par ailleurs, cette troisième flèche des Abenomics est considérée comme inutile. Tout d'abord, le développement au Japon a atteint un niveau avancé, ce qui réduit les opportunités d'investissement. Les infrastructures y sont aussi développées. Le Japon compte par exemple 97 aéroports alors que sa superficie est équivalente à celle de la province du Yunnan en Chine (environ 380 000 kilomètres carrés). Sur le plan industriel, en raison des coûts élevés de la main-d'œuvre au Japon, le pays n'est pas compétitif et les entreprises japonaises investissent de plus en plus à l'étranger. Deuxièmement, si l'on considère les cinq points de la troisième flèche que nous avons évoqués, mis à part les initiatives viables sur la société vieillissante, les perspectives de croissance ne sont pas nombreuses. La jeunesse japonaise devient conservatrice, elle considère que le pays est à la pointe dans tous les domaines et ne souhaite pas aller étudier ou travailler à l'étranger. Il est difficile d'imaginer que ces jeunes soient en mesure d'être compétitifs sur la scène internationale. Quant au rôle des femmes, il n'est évoqué que du bout des lèvres, et il faudra encore du temps pour parvenir à un résultat. Enfin, pour ce qui est de la stratégie de croissance inclusive, il ne s'agit que d'un slogan. Troisièmement, la situation économique mondiale actuelle n'est pas favorable. Les investissements étrangers des entreprises japonaises ont été affectés. Il est nécessaire de voir l'évolution de la reprise économique mondiale pour savoir si le pays va poursuivre ses investissements massifs à l'étranger. Les conditions d'investissement des entreprises japonaises sont aussi incertaines. Ainsi, les tensions sino-japonaises peuvent avoir des effets négatifs sur les investissements japonais en Chine. Nous devons également considérer les éléments positifs de la reprise économique au Japon. Ainsi, dans un contexte économique mondial défavorable, les pays n'ont pas de solutions pour sortir de la crise. Les Abenomics répondent donc dans une certaine mesure à des attentes. Ainsi, même si les mesures sont quelque peu exagérées, très peu de pays les critiquent et elles sont encouragées. La dépréciation du yen était par exemple considérée auparavant comme une intervention des pouvoirs publics sur les marchés. Elle fait maintenant l'objet d'une acceptation tacite. Par ailleurs, l'économie mondiale (en particulier l'économie américaine) montre progressivement des signes de reprise. L'environnement économique global devrait s'améliorer et créer des opportunités pour les entreprises japonaises. L'économie chinoise a maintenu une croissance régulière, l'économie américaine connaît une reprise, les économies du sud-est asiatique ont besoin d'investissements et de développement. Le Japon s'emploie aussi à trouver de nouveaux débouchés. La tendance actuelle est la pénétration avec plus ou moins de vigueur des marchés de la région du Mékong (Laos, Myanmar, Thaïlande, Cambodge et Vietnam). Cette offensive s'explique d'une part par la saturation des marchés européens et américains et d'autre part, par les tensions avec la Corée du Sud et la Chine. Comparativement à d'autres régions (Asie centrale, Asie du Sud, Afrique), cette zone dispose de bonnes conditions d'investissement. Le coût de la main-d'œuvre y est non seulement bas, mais les ressources naturelles y sont abondantes. Les débouchés sont prometteurs en raison de la poussée démographique. Enfin, ces pays sont culturellement proches du Japon et il n'y a pas d'obstacles religieux notamment. Pour résumer, nous estimons que la situation actuelle du Japon et son environnement présentent plus d'aspects négatifs que positifs et que les Abenomics pourront difficilement avoir des effets significatifs. La reprise de l'économie japonaise n'est cependant pas mauvaise pour l'économie mondiale et elle est positive pour l'économie chinoise. Les Abenomics ont eu un impact à court terme sur la reprise et la revitalisation de l'économie japonaise. Reste à connaître l'envergure de cette reprise et sa pérennité, car d'autres facteurs jouent un rôle, notamment les conditions de la reprise des économies américaines et européennes. L'économie du Japon est déjà très développée. Comme le rappelle la loi des rendements décroissants, il est quasiment impossible de parvenir à une croissance économique supérieure à 2 ou 3 %. Au-delà de la théorie économique, les faits l'ont prouvé dans les pays développés au cours de ces 20 dernières années. Mis à part le milieu des années 90 aux Etats-Unis sous l'administration Clinton, avec des taux de 4 à 5 %, les pays européens et le Japon n'ont pas dépassé la barre des 3 %. Il faut aussi prendre en considération le développement de la Chine pour connaître la marge de croissance potentielle de l'économie japonaise. L'économie de la Chine devrait continuer à afficher un taux de croissance assez élevé, ce qui constitue une opportunité pour le Japon. La valeur des investissements japonais en Chine de janvier à septembre 2013 (5 milliards 937 millions de dollars) se place juste derrière Hong Kong (57 milliards 895 millions de dollars). L'économie japonaise va profiter de la poursuite du développement de la Chine. L'Asie du Sud-Est, en particulier la région du Mékong, revêt une grande importance pour le Japon. Le pays investit dans le développement de cette zone. Le développement économique de ces pays garantit la rentabilité des investissements japonais et l'ouverture de nouveaux débouchés. Le Japon peut aussi obtenir des ressources naturelles et énergétiques bon marché. L'Asie du Sud-Est pourrait devenir le théâtre d'une concurrence féroce qu'il convient de suivre de près. La politique internationale et l'environnement régional sont défavorables au Japon, tout au moins le pays se trouve-t-il dans une situation désavantageuse. Le développement économique nécessite un environnement pacifique et stable, mais les relations sont actuellement tendues avec la Chine et la Corée du Sud et il ne semble pas y avoir d'issues à court terme. Le gouvernement de droite de M. Abe bénéficie d'un fort soutien, ce qui rend tout changement difficile. L'équilibre entre la Chine, le Japon et la Corée du Sud penche vers la Chine et la Corée du Sud, ce qui n'est guère favorable au Japon et constitue le point faible de M. Abe. *Guan Quan, professeur à la faculté d'économie de l'université Renmin de Chine
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