Darwin évolue toujours en Chine |
Charles Darwin et ses théories ont exercé une profonde influence sur la pensée chinoise depuis plus d'un siècle. Tang Yuankai
« Il ne pouvait changer la nature, mais il changea le monde entier », dit Zhang Xian'en, Directeur du Département de recherche fondamentale au Ministère des Sciences et Technologies. Si Darwin n'a jamais foulé le sol chinois, ses théories ont gagné en popularité à travers tout le territoire. Elles ont profondément influencé les sciences naturelles et les sciences sociales chinoises, ainsi que la pensée politique et l'art de vivre. Passeur vers la Chine Le nom de Charles Darwin fut mentionné pour la première fois dans un quotidien de Shanghai en 1873, mais il faudra attendre 1920 pour que De l'origine des espèces, dont la première édition date de 1859, soit traduit en chinois.
Yan Fu (1854-1921), penseur chinois célèbre, fut le tout premier à introduire les théories de Darwin en Chine. Il est réputé pour sa traduction, publiée en 1898, de Evolution et éthique de Thomas Huxley, qui n'a pas seulement semé les germes de l'idée d'évolution biologique en Chine, mais a également eu un impact social considérable sur la propagation des sciences, l'éveil intellectuel et les idées de réforme et révolution sociales. En 1895, la Chine sortait vaincue de la guerre sino-japonaise de 1894-95, lancée par les Impérialistes japonais pour annexer la Corée et envahir la Chine. Les Chinois s'inquiétaient de trouver un moyen pour sauver le pays. C'est dans ce contexte que Yan Fu, qui avait étudié à l'Académie militaire de Fuzhou, dans le Fujian, province du sud de la Chine, ainsi qu'à l'Académie navale de Greenwich, en Angleterre, commença son travail de traduction, tentant de trouver une issue dans l'idéologie et la théorie. La difficile réalité des deux Guerres de l'Opium (1840-42/1856-60), des Traités inégaux et des soulèvements populaires du milieu du siècle contraignirent la Cour de la dynastie des Qing (1644-1911) à reconnaître la nécessité de fortifier la Chine. Les sciences et langues occidentales furent étudiées, des écoles spéciales furent ouvertes dans les grandes villes, et les arsenaux, les usines et la flotte furent conçus sur le modèle occidental. Les pratiques diplomatiques occidentales furent adoptées et des étudiants furent envoyés à l'étranger par le gouvernement ou par des initiatives communautaires, dans l'espoir que la renaissance nationale puisse être réalisée par l'adoption des méthodes pratiques occidentales. Ces initiatives tentèrent de ralentir le déclin de la dynastie. Mais ces efforts furent anéantis quarante ans plus tard avec la guerre sino-japonaise de 1894-95. Certains Chinois, dont Yan, commencèrent à réaliser que les technologies avancées de l'Occident ne pourraient pas sauver la Chine dans le cadre de la pensée traditionnelle de l'époque. Les idées de « sélection naturelle » et de « survie du plus fort » furent introduites en Chine via le travail de Huxley. Mais alors que Huxley était un ardent défenseur du darwinisme biologique, il s'opposait fermement au darwinisme social. Il se refusait à appliquer les lois de la nature à la société humaine. Afin de réveiller les Chinois, Yan négligea délibérément les opinions de Huxley sur le darwinisme social lorsqu'il traduisit Evolution et Ethique. « Il tentait de trouver un socle pour une révolution sociale chinoise », a expliqué Han Yuhai, un professeur du département de Langue et Littérature chinoises de l'Université de Pékin. « Il était difficile pour Yan de proposer l'évolution et la révolution durant la fin du 19ème siècle en Chine », a-t-il précisé. Dans une lettre adressée à l'Empereur de la dynastie des Qing, Yan décrivait la poudrière qu'était la Chine, et en appelait à une réforme sociale. « La principale légitimation de la révolution chinoise émane de l'introduction de la théorie de l'évolution », a estimé Han. Pendant plus d'un siècle, les théories de Darwin, et Evolution et Ethique ont influencé plusieurs générations en Chine, a affirmé Dong Lili, une critique littéraire. Dans les années 70, Cao Juren, un universitaire chinois réputé, déclara que parmi les 500 essais qu'il avait lus durant 20 ans, la quasi-totalité de leurs auteurs mentionnaient leur lecture de Evolution et Ethique. En décembre 1897, la parution de l'édition chinoise de Evolution et Ethique à Tianjin eut un grand impact social, et sa lecture fut en vogue au sein des cercles intellectuels chinois. Kang Youwei, important universitaire et chef du file du Mouvement pour la réforme (1895-98), félicita Yan pour être « le premier homme à avoir introduit le savoir occidental. » Un autre leader du Mouvement réformateur, Liang Qichao, devint un important promoteur du darwinisme, influencé par la somme Evolution et Ethique. Parallèlement, Mao Zedong, fondateur de la République populaire de Chine, bien que jeune, commençait à appréhender le darwinisme. Quelques années plus tard, il fonda une organisation se donnant pour mission de « reformer la Chine et le monde. » « Si c'est évidemment Karl Marx qui a finalement fourni le socle théorique ayant sorti la Chine de sa position délicate, la contribution de Darwin ne doit pas être négligée. Il a non seulement apporté les bases théoriques qui ont permis de mettre fin à la société féodale, mais également préparé le terrain pour l'entrée du marxisme en Chine », a expliqué Dong. L'image d'un scientifique « Nous commémorons Darwin pour témoigner de notre respect, mais aussi pour se nourrir intellectuellement de son œuvre, afin d'améliorer le développement et l'innovation scientifiques dans notre propre pays », a dit Lu Yongxiang, président de l'Académie des Sciences de Chine (CAS). Friedrich Engels plaçait même le darwinisme et le marxisme au même rang. Il disait que, à l'instar de Darwin qui avait découvert la loi de l'évolution organique, Marx avait révélé celle du développement historique de l'humanité. « La théorie de l'évolution considère l'humanité comme un maillon de l'évolution naturelle, ce qui contredit l'opinion populaire sur la nature et la relation entre l'homme et celle-ci, posant ainsi les bases épistémologiques pour les idées de développement durable, de protection de l'environnement et même des perspectives scientifiques sur le développement », a dit Lu. Chen Junyuan, paléontologiste à l'Institut de Géologie et de Paléontologie de Nanjing de la CAS, a ouvert un cours sur la théorie de l'évolution biologique à l'Université de Nanjing, contenant selon lui de nouvelles explorations et perspectives interdisciplinaires. En 1921, le zoologiste chinois Bing Zhi (1886-1965) créa le tout premier département chinois de biologie à l'université normale de Nanjing. Son intérêt pour la discipline provenait de la théorie de Darwin. A l'âge de 18 ans, il entra à l'université impériale de Beijing, le plus prestigieux institut de la fin de la dynastie des Qing, et y dévora de nombreux ouvrages scientifiques occidentaux. Han Xuewen, docteur en biologie, prend toujours Darwin en exemple lorsqu'il mène ses recherches. « Darwin est un observateur attentif. Cette attention, sa pensée réfléchie et l'application de la méthode de recherche scientifique constituèrent les bases de son succès », a-t-il affirmé. Il a expliqué que la science traditionnelle se focalisait sur l'observation, la description et la classification des changements superficiels du vivant, alors que la théorie de Darwin s'est évertuée à prouver les relations et les lois systémiques de la diversité du vivant, et a initié la méthode de formulation d'hypothèses scientifiques. « La théorie de l'évolution paraît simple en raison de son langage accessible », a estimé Chen Caigang, un étudiant déterminé à étudier la biologie ou l'archéologie, après avoir lu De l'origine des espèces. « En fait, cette théorie s'avère très profonde », a-t-il dit. « Une des particularités de cette théorie, c'est que tout le monde pense la comprendre », estimait quant à lui Jacques Monod, scientifique français Prix Nobel de Médecine en 1965. « Grâce au travail de Darwin, la théorie de l'évolution a été acceptée par un large public, mais aujourd'hui peu sont ceux qui en saisissent le sens profond », a dit Wang Yuan, Directeur du Musée Paléozoologique de Chine. « Il est fâcheux que le développement de cette théorie en Chine n'est engendré aucun débat », a estimé Li Daguang, professeur à la Graduate University de la CAS. « Débat ne signifiant pas critique en tous genre, mais plutôt échanges scientifiques fructueux. Je crois que le débat autour de la théorie de l'évolution est plus bénéfique que la théorie en elle-même. » Beijing Information
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