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AUGUSTO SOTO* · 2024-10-31 · Source: La Chine au présent | |
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Deux crises aux portes de l’Europe, qui risquent de déclencher une catastrophe dans le pire des cas ou des conflits régionaux en cascade, accaparent l’attention du monde entier. Le conflit israélo-palestinien s’étend déjà à l’est de la Méditerranée et aux marges du golfe Persique, et la dernière tournée du secrétaire d’État américain Antony Blinken n’a abouti ni à un cessez-le-feu ni à des résultats concrets.
Deux poids deux mesures sur le conflit russo-ukrainien
Paradoxalement, l’OTAN a bizarrement qualifié la Chine de « facilitateur décisif » dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, une accusation qui mérite clarification, car depuis février 2022, plusieurs pays et entreprises en Occident ont continué à commercer avec la Russie, à acheter du gaz et à maintenir certains de leurs intérêts économiques via des intermédiaires, voire directement, malgré les sanctions.
L’Inde, qui a des liens étroits avec l’Occident, n’a pas été critiquée pour sa politique étrangère « multi-alignement », notamment en achetant du gaz (plus de 50 % de ses besoins) à la Russie, et en s’y approvisionnant en armement à hauteur de 34 % entre 2019 et 2023, selon le dernier rapport de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm. En juillet, le Premier ministre indien Narendra Modi s’est rendu à Moscou pour rencontrer le président russe Vladimir Poutine. Les préoccupations et critiques qui s’élevaient dans les capitales occidentales ont diminué en intensité en quelques jours avant de totalement disparaître depuis la visite de M. Modi à Kiev fin août.
Le Brésil, les Émirats arabes unis, l’Indonésie et plusieurs autres pays du Sud ne subissent pas non plus les foudres des pays occidentaux alors qu’ils continuent à faire le commerce de matières premières essentielles avec Moscou. Comme tout le monde le sait, certains produits intermédiaires et des éléments de produits de haute technologie se retrouvent enfin dans les produits finis au sein de la structure du commerce mondial.
En réponse aux conflits mondiaux et régionaux qui remodèlent le paysage géopolitique, la politique de l’Union européenne à l’égard de la Chine fait l’objet de discussions d’importance et l’arrivée d’une nouvelle administration américaine début janvier pourrait changer la donne.
Mais le vent du réalisme et du pragmatisme souffle. Plus de deux ans après le début de la crise ukrainienne et une série d’échanges diplomatiques entre Kiev et Beijing, l’ancien ministre ukrainien des Affaires étrangères Dmytro Kuleba a rencontré le 24 juillet à Guangzhou le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi. M. Kuleba était le plus haut responsable ukrainien à s’être rendu en Chine au cours de cette période. Sa visite est une reconnaissance de facto de l’importance de la Chine en tant que médiateur potentiel de la paix. En février dernier, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi avait déclaré sans équivoque que « la Chine n’a pas créé la crise ukrainienne », soulignant que « la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les pays doivent être respectées, les buts et principes de la Charte des Nations unies doivent être observés, les préoccupations légitimes de sécurité de tous les pays doivent être prises au sérieux ».
Le 22e contingent chinois de maintien de la paix au Liban discute avec des militaires français lors de la Journée internationale pour la sensibilisation au problème des mines et l’assistance à la lutte antimines, le 4 avril 2024.
Une opportunité pour les relations Chine-UE
L’accession à des postes importants au sommet des institutions européennes avant l’entrée en fonction de la nouvelle administration américaine en janvier offre une fenêtre d’opportunité, même si elle est complexe.
Antonio Costa, le nouveau président du Conseil européen, pourrait grâce à son expérience en Asie du Sud contribuer à une vision du monde et à des actions plus nuancées et moins eurocentristes. M. Costa était Premier ministre du Portugal lorsque Lisbonne et Beijing ont signé un protocole d’accord sur l’initiative « la Ceinture et la Route » en 2018. Dans le cadre de ses nouvelles fonctions, M. Costa dirigera la conclusion d’accords internationaux au nom de l’UE.
Il semble judicieux de proposer aux nouvelles autorités européennes de modifier la description de la Chine dans la crise la plus grave du monde. Il serait plus juste et plus utile de la reconnaître comme un facilitateur potentiel de paix, d’autant qu’elle a déjà démontré ses capacités à cet égard, ayant joué un rôle clé dans la médiation du rétablissement des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Elle est également le seul des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU à n’avoir engagé aucune action militaire au-delà de ses frontières depuis plus de trente ans.
Ce moment charnière nécessite un examen approfondi de l’évolution des politiques de l’UE et de leur impact sur les relations UE-Chine.
Dans le contexte de ce que l’UE considère comme des mesures visant à protéger certains secteurs telles que les véhicules électriques et les industries laitières au cours des derniers mois et des dernières semaines, l’UE et la Chine continuent d’afficher des perspectives considérables de développement, et peuvent travailler ensemble pour la paix et la stabilité. Il est clair que les ajustements de la politique de l’UE à l’égard de la Chine sont inévitables, même si les modalités sont encore loin d’être claires. Si l’UE a été unie pendant la pandémie de COVID-19, elle a montré des signes de divergences internes au cours des deux dernières années.
Des élèves de Zaozhuang (Shandong) dessinent sur le thème du « monde pacifique ».
Il existe une diversité de voix au sein de l’UE sur les relations UE-Chine. C’est normal, mais l’atomisation est un sujet de préoccupation. Il est temps que l’UE adopte une approche holistique en termes d’objectifs pour plus d’unité, de souveraineté et d’autonomie stratégique. Avec l’entrée en fonction de nouveaux hauts fonctionnaires de l’UE, c’est l’occasion pour l’UE et la Chine de relancer l’Accord global sur les investissements qui a été conclu en principe le 30 décembre 2020. Rappelons que l’accord avait été salué comme la preuve de l’autonomie stratégique de l’UE, donnant la formule pour un équilibre qu’elle prône si souvent, sachant qu’il est préférable d’avoir un accord conjoint avec la Chine et non pas 27 accords d’investissement bilatéraux. L’approbation de cet accord avait cependant échoué trois mois plus tard pour des questions sans rapport avec le commerce et les investissements.
À en croire le rapport EU-China Relations at a Crossroads, Vol. III: Business Unusual du European Policy Center datant de juin 2024, avec un préambule de l’ambassadeur de l’UE à Beijing, Jorge Toledo, il semble que la porte reste ouverte et qu’un dialogue continu sur un large éventail de questions est toujours possible, même si la situation demeure complexe.
Dans un article intitulé Trio in a Triangle publié par La Chine au présent en janvier dernier, Eugenio Bregolat, qui avait été à trois reprises ambassadeur d’Espagne en Chine, a fait valoir de manière convaincante que l’UE revendiquait une « autonomie stratégique » et qu’un des aspects de ce concept était le « pouvoir modérateur », qui se manifeste par une large mesure avec le découplage prôné par les États-Unis. Il est temps d’aller plus loin, car les différends peuvent être résolus à la table des négociations, peut-être avec un langage plus direct visant à maximiser les perspectives et les résultats pour chaque partie tout en évitant les sanctions et les contre-sanctions.
L’année prochaine, Madrid et Beijing célébreront le 20e anniversaire du partenariat stratégique global entre les deux pays. L’Espagne, l’un des plus anciens États-nations d’Europe, possède une grande expérience en matière de résolution de conflits et dans l’art de la négociation. Elle pourra apporter une contribution spécifique aux relations UE-Chine, de concert avec ses partenaires européens.
*AUGUSTO SOTO est directeur du projet Dialogue avec la Chine et ancien expert mondial de l’Alliance des civilisations des Nations unies.
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