Maëlys de la Rupelle
Il aura suffi d'un lapsus pour que je réalise que, plus que toute autre ville chinoise, c'était Pékin qui me manquait. Je n'ai vécu qu'une année à Pékin. Mais quand, peu avant d'y retourner pour un court séjour, j'ai dit à un ami chinois que j'y revenais, il a souri en entendant mon mandarin. Ma phrase semblait dire que je rentrais à Pékin, comme on rentre chez soi. Chez moi ?
A Pékin ? J'ai froncé les sourcils, non, c'était impossible. Pékin n'était-elle pas une métropole sans fin, saturée de voitures et de chantiers, où la pollution tenait toujours le ciel à distance? Ne se trouvait-elle pas sur le passage de grands vents, qui glaçaient l'hiver et ensablaient le printemps ? Et ces vents, quand ils se faisaient discrets, l'été, ne laissaient-ils pas la ville suffocante et sans soleil ? J'avais grandi dans une ville de cent mille habitants, et j'avais été habituée à un peu plus d'oxygène dans l'atmosphère, à un peu moins de constructions à l'horizon. Je me souvenais de ce que l'air pékinois m'avait fait découvrir en matière d'asthme, et tout ça me semblait plutôt composer le tableau sans appel d'une ville inhospitalière.
Et pourtant. C'est de retour à Pékin que j'ai dû me rendre à l'évidence : je n'étais pas étrangère à cette ville. Elle m'avait manqué, et c'était comme si je le réalisais en débarquant de l'avion. Mais ce n'était pas seulement parce que j'y avais vécu, ou parce que l'air des rues était chargé de souvenirs. Les endroits que je connaissais avaient considérablement changé ; nombre de points de repères, de commerces fréquentés et de ports d'attaches avaient définitivement disparu.
De la fenêtre du onzième étage d'où je regardais la ville, je faisais l'inventaire des transformations visibles dans les alentours, et je mesurais le temps passé. Malgré cela, je m'y sentais bien, presque comme en territoire connu. Cette sensation m'a surprise, et m'a rappelé mon lapsus. Face à un tel monstre urbain, qu'une année n'avait certes pas pu permettre d'apprivoiser, et qui, ensuite, avait continué à croître, comment m'était-il possible d'affirmer, sans rougir, me sentir un peu chez moi? C'est en prêtant attention aux visages que m'offrait la ville, derrière ma fenêtre, que j'ai compris mes émotions paradoxales.
Quand on regarde le centre de la ville du haut d'un immeuble, cela saute aux yeux : après le deuxième périphérique, la ville se hérisse de gratte ciels, qui deviennent plus importants que le tracé des rues, au point de remodeler la géographie urbaine. Ce sont eux qui imposent la démesure de leurs façades et de leurs enseignes aux passants désorientés, comme points de repères ultimes.
Mais il en est tout autrement à l'intérieur du deuxième périphérique. Le coeur de la ville est plein d'arbres et de maisons basses, de vélos et de lacs. Et chaque hutong fait comme un soupir dans le bruit ambiant, et esquisse la possibilité d'une pause. La magie de ces quartiers donne à Pékin un caractère unique, et en fait une mégalopole qui, sans jamais cesser de bouilloner, se réserve le droit à la nonchalance.
Pour qu'un étranger cesse de se sentir étranger, il suffit parfois de peu ; il lui suffit parfois de pouvoir s'arrêter, de pouvoir souffler, de pouvoir ralentir la mesure. Pékin est précisément une ville qui respire, qui autorise les temps morts et les ruptures de rythme.
Pour moi, Pékin respire essentiellement de deux manières.
La première respiration, c'est celle que lui donne la mémoire : les traditions que la ville abrite, les hutongs que des familles habitent. Il y a des parcs magnifiques à Pékin. On dit facilement des parcs qu'ils sont les poumons des villes. Ce n'est pas qu'une histoire de photosynthèse. Le son nostalgique du erhu et l'énergie calme du tai ji quan contribuent aussi à oxygéner la ville. Les Temples du Ciel, du Soleil, de la Terre, de la Lune, ne sont pas réduits aux noms évocateurs de réalités englouties par la modernité urbaine. Celui qui s'y promène s'y trouve inspiré, comme s'il sentait la peau de la ville, sous ses pieds, respirer selon un rythme ancien et inchangé. Comme si les enceintes de ces parcs lui offraient un espace protégé où le temps retrouvait sa matière, où des musiciens déroulaient avec soin des morceaux de passé, où l'on pouvait marcher comme on avait toujours marché. Sans les parcs de Tiantan, de Ritan, de Ditan, de Yuetan, où l'air ne pèse plus, mais résonne, Pékin ne me plairait pas autant.
La Tour de la Cloche ( Photo: Maëlys de la Rupelle )
Quant au charme des hutongs, à leur fragile témoignage un peu délabré, à leur poésie dérisoire face aux promesses de la rénovation urbaine, il n'y a pas grand chose à en dire qui n'ait pas déjà été dit. Je dirai simplement que l'endroit que je préfèrais, quand je vivais à Pékin, était le quartier de la Tour du Tambour. J'étais fascinée par la majesté de la Tour de la Cloche. Je garde un souvenir enchanteur de la place entre la Tour du Tambour et la Tour de la Cloche, un soir du nouvel an chinois. Je venais de manger un de mes plats favoris, à base de délicieux niangao, préparés par l'amie qui tenait une petite boutique de thé sur cette place. Les feux d'artifices projetaient leur éclat incessant sur le ciel, et les deux tours, illuminées de teintes improbables, donnaient à la place une grandeur surréelle. Je me souviens avoir remarqué, à cet instant, combien la place était paisible, combien le temps semblait proprement s'y être arrêté. Comme si la ville qui s'agitait tout autour, dans un tourbillon de pétards et de lumière, n'avait pas de prise sur la place, ancrée quelque part entre les Yuan et les Ming.
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