Quand le temps joue des tours à la mémoire et que la frontière entre la réalité et l’imagination n’est plus aussi nette, certains deviennent comme des personnages de fiction, plus vrais que nature. Han Guangle est l’un de ces personnages. A l’orée de ses 70 ans, cet homme qui avoue ne pas connaître son âge est l’archétype de l’excentricité, un Beau Brummel des temps modernes. Il règne imperturbable sur son domaine peuplé d’antiquités et de brocantes, une pièce exiguë coincée entre des gargotes et des boutiques de souvenirs, dans l’agitation et le brouhaha constants des petites allées de Kulangsu. C’est sur cette île que sa vie a pris des contours imprévus.
Han Guangle
Libertaire dans l’âme
Han Guangle est le petit-fils d’un marchand juif installé à Kulangsu au début du XXème siècle et marié avec une femme locale. Ce couple eut un fils, un dentiste qui créa sur le tard sa propre église, comme cela se faisait parfois à cette époque. « C’est à cause de cela que le père de M. Han a eu des problèmes », explique Wu Yongqi, un expert de la culture de Kulangsu qui semble connaître la petite et la grande histoire de cette petite communauté. « Il a d’abord rompu tous les liens avec l’église officielle et est devenu pasteur. Pendant la Guerre civile en Chine [1945–1949], on l’a soupçonné de servir de couverture à des espions du Kuomintang. Sa famille est alors partie se réfugier à Hongkong. »
Han Guangle est né à Hongkong, mais la famille est retournée à Kulangsu peu après. « Son père a été accusé d’espionnage et déporté dans un camp de travail dans le nord de la Chine où il est mort », continue M. Wu. M. Han a ainsi appris à compter sur ses propres forces dès le plus jeune âge, et il est rapidement devenu un paria en raison de ses antécédents familiaux.
« Au début de la Révolution culturelle, ils m’ont fait porter un grand chapeau pointu, explique M. Han avec un fort accent minnan [sud de la province du Fujian]. Mon père était considéré comme un traître et pire encore, j’avais le visage d’un Occidental. » Durant cette période, M. Han fut contraint de travailler dans une usine, un emploi répétitif que cet homme empreint de liberté et accoutumé aux grands espaces détesta.
C’est dans les années 1970 que la chance fut au rendez–vous, grâce à des livres de Hongkong qui entraient illégalement dans la partie continentale de Chine. M. Han était passionné de romans chevaleresques wuxia, un genre rendu populaire par l’écrivain hongkongais Jin Yong (Louis Cha). Il avait aussi un talent de conteur formidable. Il tenta donc sa chance dans les squares de Xiamen et connut immédiatement un grand succès. « M. Han ne gagnait qu’un maigre salaire à l’usine, mais c’est un brillant conteur. Il attirait les foules et pouvait en une seule journée gagner plus qu’en une année à l’usine », raconte M. Wu.
Le succès de M. Han était cependant mal vu à l’usine et il quitta son emploi. Il était jeune et sans obligations : le monde lui appartenait, d’autant plus que la Chine venait d’entamer la politique de réforme et d’ouverture en 1979. Sa voie était donc toute tracée.