Docteur en histoire et spécialiste des relations franco-chinoises, Fleur Chabaille enseigne à l’Université des langues étrangères de Beijing depuis 2017. A l’occasion du 70e anniversaire de la République populaire de Chine, elle revient sur quelques moments historiques clés, révélateurs des rapports féconds entre les deux pays.
« Il n’est pas exclu que la Chine redevienne au siècle prochain ce qu’elle fut pendant des siècles, la plus grande puissance de l’Univers. ». C’est avec l’emphase qui lui est propre que le général de Gaulle livre cette intuition visionnaire lors de l’établissement des relations diplomatiques avec la République populaire de Chine en 1964. Cette année 2019 qui marque un double anniversaire, les 70 ans de la fondation de la République populaire de Chine et les 55 ans de l’établissement des relations diplomatiques avec la France, apparaît particulièrement propice à une réflexion générale sur le destin commun de ces deux pays. Jalonnée d’influences et d’apports réciproques, mais aussi de tensions et de conflits, la relation franco-chinoise s’est forgée dans un entremêlement paradoxal de fascination et de rejet. La France et la Chine se sont, dans une certaine mesure, modelées l’une au miroir de l’autre.
Parmi les pays européens, la France a toujours constitué un interlocuteur privilégié de la Chine sur le plan culturel. La rencontre entre deux « arrogances » et deux vocations universalistes ne pouvait qu’être passionnelle. Elle remonte au 17e siècle lorsque, dans les pas de Matteo Ricci, les premiers missionnaires jésuites français prirent courageusement la direction de la Chine. Parmi eux, cinq des six « mathématiciens du roi » envoyés par Louis XIV arrivèrent à la cour de l’empereur Kangxi et fondèrent la Mission française de Beijing. Revêtant une dimension à la fois religieuse, politique, scientifique et artistique, cette dernière joua un rôle pionnier dans la médiation entre les deux civilisations. D’un côté, les missionnaires complétèrent le savoir chinois en astronomie, en mathématiques, en physique, en architecture, en technique picturale et autres disciplines. De l’autre, sous leur plume romanesque et parfois chimérique, à travers les descriptions pittoresques de leurs lettres et écrits, la France des Lumières découvrit une Chine incarnant un idéal de société et de gouvernement et l’inscrivit au centre de débats philosophiques de premier ordre. Néanmoins, la sinophilie se transforma progressivement en sinophobie à mesure que les navigateurs, commerçants, diplomates et soldats européens cherchèrent à obtenir de nouveaux droits et privilèges d’établissement, de commerce et de circulation en Chine. Si cette première étape de découverte mutuelle se clôtura par une période plus agitée et conflictuelle dans les relations franco-chinoises au 19e siècle (seconde guerre de l’Opium de 1856 à 1860, puis guerre franco-chinoise de 1884 à 1885), elle n’en laissa pas moins une empreinte durable sur les rapports intellectuels entre les deux pays. Le mouvement des Lumières fut ainsi en partie façonné à la lueur de cette connaissance d’une Chine symbole d’altérité, de fantasmes et d’espérance. Un siècle plus tard, de mêmes espoirs emplissaient les esprits des jeunes Chinois partis étudier en France dans le cadre du mouvement Travail-Études. La France, à son tour, fut alors perçue par ces jeunes idéalistes comme un Eldorado idéologique, un modèle d’éducation et d’action politiques. La France, berceau de l’anarchisme et des premières théories communistes et socialistes, constitua le terreau dans lequel se développèrent les convictions de ces futurs fondateurs et personnages clés de la RPC. Dans un mouvement d’inspirations croisées, une génération d’écrivains et d’intellectuels européens, et en particulier français (Romain Rolland, André Malraux), se tournèrent aussi vers la Chine pour répondre à la crise existentielle de l’Occident qui les tourmentaient.
Quelques décennies plus tard, c’est d’ailleurs Malraux, alors ministre de la Culture, qui fut envoyé en Chine par le général de Gaulle un an après le rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays. Qualifié à l’époque d’« explosion nucléaire diplomatique », ce rapprochement témoigne une nouvelle fois du rôle précurseur de la France dans ses rapports avec la Chine. De Gaulle avait d’ailleurs eu cette réflexion prophétique : « Il n’est pas exclu que la Chine redevienne au siècle prochain ce qu’elle fut pendant des siècles, la plus grande puissance de l’Univers. ». Cette initiative souligne également l’esprit d’indépendance des deux pays, ce que Le Monde avait bien perçu en publiant un éditorial intitulé « Rencontre de deux indépendances ». Ce point commun fondamental entre les deux pays est encore nettement perceptible dans leur politique étrangère, notamment à l’égard des États-Unis, et dans leur défense commune du multilatéralisme. La présidence de Jacques Chirac (1995-2007), souvent qualifiée de « lune de miel » dans les relations franco-chinoises, poursuivit et consolida cette ligne gaulliste à l’égard de la Chine. Peu après le décès du président Chirac survenu le 26 septembre dernier, les médias français et chinois ne manquèrent pas de rappeler quelques moments marquants de ces « dix années d’or » (中法黄金十年) selon l’expression chinoise. Fin connaisseur de l’histoire et de l’art chinois, ce dernier promut un dialogue tant économique et commercial que technologique et culturel avec la Chine. Il entretint avec son homologue Jiang Zemin une relation d’une inédite proximité ponctuée par plusieurs visites, dont une du président chinois au château de Bity en Corrèze, résidence de Jacques Chirac où peu de chefs d’État étrangers ont ainsi été conviés à titre privé. Les deux présidents signèrent un « partenariat stratégique global » en 1997 qui permit de grandes avancées dans les échanges politiques, économiques et culturels entre les deux pays. La France, qui avait contribué à la construction de la première centrale nucléaire chinoise, renforça et élargit ce domaine de coopération. Sur le plan diplomatique, les deux pays membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU s’opposèrent ensemble à la guerre en Irak initiée unilatéralement par les États-Unis en 2003. Emmanuel Macron semble aujourd’hui engagé à raviver la flamme de cette relation « particulière » quelque peu ternie sous les présidences de Nicolas Sarkozy (2007-2012) et François Hollande (2012-2017). Son engagement à se rendre une fois par an en Chine en est un indice prometteur. Cette promesse est pour le moment tenue avec une visite effectuée en 2018 et une autre programmée en novembre prochain, un signal fort en cette année de double anniversaire.
Cette double commémoration résonne d’un écho singulier pour l’historienne et passionnée de la Chine que je suis. Les vicissitudes de l’Histoire ne sont pas uniquement vouées à être inscrites dans les annales. Elles ont des répercussions concrètes et palpables sur les trajectoires de chaque individu. Sans les actions pionnières citées ci-dessus, mon destin aurait été tout autre. Mon parcours et mon histoire personnelle s’inscrivent dans cette relation franco-chinoise faite d’admiration réciproque et de complémentarité. Il y a dix ans, j’ai en effet pris la décision de me consacrer à l’étude de la langue et de l’histoire chinoises, ce qui s’apparente à une quête sans fin tant cette entreprise s’avère riche et complexe ! La Chine m’inspire car elle pousse à l’humilité, on se sent minuscule face à la grandeur et à l’immensité de sa civilisation. Cet amour pour la Chine m’a également donné la chance de connaître mon mari qui en est originaire. Nous nous apportons au quotidien un soutien mutuel et une force motrice dans tous nos projets, que ce soit mon doctorat d’histoire qui portait sur l’histoire de sa ville natale, Tianjin, ou notre entreprise créée l’année dernière à Beijing. Enseignant en parallèle à l’Université des langues étrangères de Beijing, je tente à ma modeste mesure de contribuer à l’amélioration et à l’approfondissement de la compréhension entre les deux pays. Mes étudiants ne cessent de me surprendre par leur curiosité et leur soif d’apprendre. Je suis impressionnée par la rapidité avec laquelle ils apprennent le français. Depuis que je réside et travaille en Chine, je me trouve aux premières loges des transformations rapides et profondes de la société et du développement spectaculaire du pays. De nets progrès sont par exemple perceptibles dans la lutte contre la pollution, notamment à Beijing où le ciel bleu a fait une réapparition insuffisamment relayée par les médias occidentaux. Or, c’est un défi crucial qui engage l’avenir de notre planète et sur lequel la France et la Chine ont pris des engagements conjoints, renouant ainsi avec leur tradition d’échanges féconds et universels.